Ercole amante à l’Opéra-Comique : buffo, ma non troppo…
Photos : © Stefan Brion
Quelle idée saugrenue que d’avoir choisi, pour glorifier le jeune Louis XIV s’apprêtant à épouser l’Infante d’Espagne, le personnage d’Hercule amoureux, qui traite si mal sa bien-aimée Iole (dont il a par ailleurs tué le père Eurytus), sans parler de son épouse légitime Déjanire ou de son fils Hyllus, qu’il emprisonne et dont il vole la fiancée ! Certes, après avoir été puni de ses frasques par le feu (la tunique du centaure Nessus le consume), il est élevé au rang de dieu et est uni à la Beauté. Il n’empêche, plus encore qu’un hommage appuyé au roi français, le livret de Francesco Buti est surtout le prétexte à un spectacle grandiose, susceptible de divertir et d’éblouir les spectateurs par son faste et les prouesses techniques qu’autorisait la machinerie de l’époque – celle du Théâtre des Tuileries, d’ailleurs également appelé en son temps la « Salle des Machines ». Les metteurs en scène Valérie Lesort et Christian Hecq, avec l’aide de Laurent Peduzzi (décors), Vanessa Sannina (costumes et machines) et Christian Pinaud (lumières), ont ainsi joué la carte de l’émerveillement, respectant en cela la visée d’origine de l’opéra de Cavalli : le spectacle est un éblouissement permanent, avec hommes ou objets volants, monstres grotesques ou terrifiants, apparitions et disparitions inopinées, mer déchaînée, prison suspendue dans les airs,… Les costumes, décors et accessoires sont d’une beauté et d’une originalité stupéfiantes : on retiendra notamment le magnifique costume de Junon juchée sur son paon, l’arrivée de Vénus dans un oiseau-avion, ou encore le trône magique de Vénus, qui s’anime de façon aussi inattendue qu’inquiétante !
Au rideau final, le triomphe de Valérie Lesort, Christian Hecq et leur équipe est absolu, au point que nous osons à peine émettre un léger bémol… Pourtant, si la volonté d’éblouir le public est historiquement légitime, les émotions suscitées par le spectacle de l’Opéra-Comique sont sans doute assez éloignées de celles vécues par les spectateurs de 1662. Les éclats de rire qui ponctuent continûment la représentation font qu’on se demande plus d’une fois si l’on n’est pas en train d’assister à un opéra-bouffe plutôt qu’à une œuvre destinée à célébrer le Roi de France. Certes, l’opéra comporte deux personnages bouffes (Lychas et le Page), mais les passages comiques restent rares dans l’opéra de Cavalli ; dans tous les cas, faire éclater de rire le public à l’acte III alors qu’Iole s’apprête à assassiner Hercule et que celui-ci manifeste la volonté de tuer son propre fils (il vient de se réveiller d’un sommeil enchanté, non par Mercure comme l’exige le livret, mais par un tohu-bohu effectué par l’orchestre à la demande de la chanteuse), pose pour le moins question… Et l’on ne compte pas les récitatifs tragiques (tel celui d’Hyllus au début du quatrième acte) couverts par les rires du public. Il est à remarquer que ce travers se rencontre dans mainte mise en scène d’opéras baroques ; tout se passe comme si les codes esthétiques, moraux, culturels de l’époque nous étant en grande partie devenus étrangers, choix était fait de les tourner en dérision, quand bien même le texte et la partition sont absolument dépourvus de toute dimension burlesque… C’est une conception qu’on peut ne pas partager, mais qui n’enlève rien aux qualités du spectacle soulignées ci-dessus.
Autres triomphateurs de la soirée : Raphaël Pichon et ses forces (le Chœur et l’Orchestre Pygmalion), d’une implication exceptionnelle, qui excellent à révéler les couleurs infiniment variées de l’oeuvre, le dramatisme puissant de certaines scènes, et mettent constamment en valeur les multiples richesses d’une partition, parmi lesquelles on retiendra, entre autres, les épanchements lyriques de Déjanire à la scène 5 de l’acte II, le merveilleux chœur du sommeil de la scène suivante, le splendide duo « Toi, mon fils, emprisonné » entre Déjanire et Hyllus, le sombre convoi funèbre du quatrième acte, ou encore le quatuor du dernier acte : « De l’occident jusqu’au lointain Orient »…
Les chanteurs réunis pour l’événement défendent l’œuvre avec une conviction et un talent extrêmes. Les contre-ténors Ray Chenez et Dominique Visse excellent dans leurs rôles de composition (même si le second dispose désormais de trois voix bien distinctes, qu’il peine à lier entre elles). Le timbre chaud et velouté d’Anna Bonitatibus fait sensation dans le rôle de Junon, la technique belcantiste de la mezzo lui permettant par ailleurs de délivrer des trilles et des vocalises à l’impeccable précision. Francesca Aspromonte apporte ce qu’il faut de fraîcheur mais aussi de force au personnage d’Iole, dont elle propose une image plus complète que celle d’une simple victime éplorée. La voix de son amoureux Hyllus (Krystian Adam), tendre, suave, délicatement projetée, lui est idéalement assortie.
Les voix longues, puissantes et richement colorées de Giuseppina Bridelli et Giulia Semenzato servent au mieux les figures hiératiques et dramatiques de Déjanire et de Vénus. Luca Tittoto impressionne en Neptune et en ombre d’Eurytus, par sa voix profonde, puissante et aux graves abyssaux – au point qu’on en vient à regretter qu’il ait somme toute assez peu à chanter.
Enfin Nahuel Di Pierro est un magnifique Hercule, capable d’humour, de violence, de tendresse, le chant étant porté par une voix dont la qualité est égale sur toute la tessiture. Son art culmine dans une mort saisissante d’intensité. Il remporte, à juste titre, un très grand succès personnel.
L’œuvre est rare, très belle, le spectacle est plaisant, l’interprétation musicale superlative : autant de raisons de courir à l’Opéra-Comique pour découvrir Ercole amante, qui n’avait pas été donné à Paris depuis près de quarante ans !
Nahuel di Pierro, Ercole
Anna Bonitatibus, Giunone
Giuseppina Bridelli, Dejanira
Francesca Aspromonte, Iole
Krystian Adam, Illo
Eugénie Lefebvre, Pasitea
Giulia Semenzato, Cinzia, Venere
Luca Tittoto, Netttuno
Ray Chenez, Il Paggio
Dominique Visse, Licco
Choeur et Orchestre, Pygmalion
Direction musicale, Raphaël Pichon
Mise en scène, Valérie Lesort et Christian Hecq
Salle Favart, Opéra-Comique, représentation du lundi 4 novembre 2019