Photos : © Gilles Abegg / Opéra de Dijon
L’Opéra de Dijon donnait ce dimanche 10 novembre Pelléas et Mélisande (1902) de Claude Debussy dans la mise en scène d’Éric Ruf créée en 2017 au Théâtre des Champs-Élysées.
Le chef Louis Langrée cède la direction à l’Allemand Nicolas Krüger avec lequel il avait étudié la partition pour la création de ce spectacle. À la tête de l’Orchestre Dijon Bourgogne, Nicolas Krüger dirige avec beaucoup de poésie et de légèreté l’œuvre de Debussy, dont il souligne pourtant les accents wagnériens, notamment lors des interludes, véritables bijoux orchestraux. C’est particulièrement frappant après la première scène, où nous ne sommes pas très loin de Parsifal, alors que passent trois servantes, figures des Parques qui tissent le destin des hommes…
Ainsi évite-t-on toute redondance entre une mise en scène – dont Julien Fišera assure la reprise – singulièrement sombre et une musique aérienne : c’est de la fosse et des voix que nous vient un peu d’air dans cet irrespirable royaume d’Allemonde. L’Orchestre de Dijon Bourgogne, tout en nuances, porte et met en valeur la déclamation. Deux chanteurs se distinguent singulièrement : le merveilleux Pelléas de Guillaume Andrieux, dont la voix ténorisante ensorcelle le public, et la basse profonde de Vincent Le Texier qui campe un Arkel sans illusion, dernière autorité encore debout dans ce monde finissant. Il forme un duo équilibré avec la mezzo Yael Raanan Vandor, dont la voix d’alto impose une Geneviève hiératique dans la scène de la lettre.
Apocalypse
La direction de Nicolas Krüger, par ailleurs titulaire du Leipziger Symphonieorchester, accentue la destinée tristanienne du couple formé par Pelléas et Mélisande dans un monde à l’abandon où les blessures ne peuvent guérir.
Éric Ruf, qui s’est inspiré de la base de sous-marins de Lorient pour sa mise en scène, donne au royaume d’Allemonde un caractère industriel. Comme dans The Road de Cormac McCarthy, où un père et son fils errent sur une terre de cendres après une catastrophe dont nous ne saurons rien, ce Pelléas monochrome plonge le spectateur dans la pénombre d’un monde post-apocalyptique. Une immense paroi parabolique constitue l’élément essentiel et omniprésent du décor. Tour à tour rivage, jardin, grotte, l’espace ainsi dessiné ressemble à un réacteur abandonné, dans les méandres duquel les personnages errent. Il existe bien un ailleurs, quelque part, sans doute, où il est possible de respirer : la lumière tantôt jaune, tantôt blafarde que l’on devine au loin, en paraît l’impossible promesse.
Éric Ruf fait de Pelléas un opéra d’après la catastrophe, comme en écho à notre monde postindustriel en détresse ; un monde qui fut grand, comme en témoignent galons et broderies sur les costumes dessinés par Christian Lacroix.
Crépuscule
La nuit obsède les personnages dès la première scène. Golaud ne veut pas abandonner Mélisande à l’obscurité et son « toute la nuit » déclamé, réitéré contient déjà toute la sourde inquiétude qui tenaille chacun des acteurs du drame. Laurent Alvaro, qui connaît bien les vrais méchants de l’opéra (il a chanté Méphistophélès dans La Damnation de Faust), restitue l’ambivalence du personnage. Son timbre est clair, mais l’on devine une possible noirceur dans les graves qui paraissent s’imposer davantage alors que l’action avance. Protecteur inquiet d’une jeune fille égarée au début de l’œuvre, il se mue plus tard en époux et père violent.
Dans la nuit froide du royaume d’Allemonde, le talent de Bertrand Couderc fait surgir d’étonnantes lumières ; une fenêtre s’ouvre, et Mélisande paraît dans un rectangle de lumière électrique (III, 1). L’effet est particulièrement réussi et dramatique lorsque Golaud et Pelléas s’affrontent dans les souterrains du château (III, 2) : les deux frères apparaissent en contrejour, alors que la lampe instable du héros éclaire la salle. Dans leur lutte, ils dressent un étrange arbre sans feuilles, tout droit sorti du monde absurde de Samuel Beckett. Il servira bientôt à Yniold (Sara Gouzy), contraint par Golaud d’épier les deux amants.
Enfantillages
« Vous êtes des enfants » ne cesse de dire Golaud aux deux jeunes gens. Tout, dans cette production, souligne le caractère juvénile du couple formé par Pelléas et Mélisande : la jeunesse des chanteurs, le jeu scénique et la fraîcheur des voix. L’australienne Siobhan Stagg incarne une Mélisande désinvolte et inconséquente, alors qu’elle s’amuse à lancer sa bague en l’air. La soprano est toute en retenue, notamment dans la scène de la chevelure, et évite tout lyrisme facile. La voix de baryton Martin de Guillaume Andrieux confère une véritable fraîcheur à un Pelléas pourtant en proie à d’adolescentes inquiétudes. Cette légèreté inquiète est particulièrement émouvante dans le très beau monologue (IV, 4) où le personnage, assis en équilibre sur une barrière, comme porté par les vagues orchestrales, évoque les « pièges de la destinée ».
L’eau, la maladie, la mort
Au centre de la scène, devant le haut mur concave, l’étendue d’eau est semblable à l’arène où les victimes se débattent et expirent. Pelléas y meurt sous les coups de Golaud. Mélisande, en nouvelle Ophélie, expire dans un lit installé sur ces eaux mortes, alors que le médecin (Rafael Galaz), chaussé de bottes, veille sur elle. L’humidité et les eaux croupies rongent ce royaume, qui, comme la Venise de Thomas Mann, pue la mort. Mais, là encore, la musique vient en contrepoint de la mise en scène et emporte le spectateur dans des modulations de harpes et de flûtes qui sont bien plus des invites à rêver qu’à mourir. Ainsi le spectacle proposé par l’Opéra de Dijon se trouve-t-il assez loin des suavités décadentes stigmatisées par Jean Lorrain dans son article Les Pelléastres (1904).
MÉLISANDE Siobhan Stagg
PELLÉAS Guillaume Andrieux
GOLAUD Laurent Alvaro
ARKEL Vincent le Texier
YNIOLD Sara Gouzy
GENEVIÈVE Yael Raanan Vandor
LE MÉDECIN, LE BERGER Rafael Galaz
FIGURANTES Ruth Nüesch, Sarah Camus, Léa Picot
DIRECTION MUSICALE Nicolas Krüger
ORCHESTRE DIJON BOURGOGNE
CHŒUR DE L’OPÉRA DE DIJON
MISE EN SCÈNE Éric Ruf
Opéra de Dijon, représentation du 10 novembre 2019