© Karli Cadel / The Glimmerglass Festival
L’opéra de Versailles a 250 ans et les fête en grandes pompes royales. Outre le programme annuel particulièrement scintillant, Laurent Brunner a concocté pour Château de Versailles Spectacles quelques moments particulièrement en situation.
Du 14 au 29 décembre, c’est « Le parcours du Roi » qui propose d’emmener musicalement les spectateurs dans le château aux rythmes des danses chorégraphiées par Marie-Geneviève Masset. Et du 4 au 8 décembre se déroulaient quatre représentations, en première française, d’un opéra de John Corigliano créé en 1991. Il s’agit d’une partition de près de deux heures et demie, raccourcie de près de trois quarts d’heure par rapport à la création américaine au MET de New-York. Pour la circonstance, l’Opéra Royal a créé son propre orchestre éponyme.
Un opéra nous raconte une histoire. Et la scène de Versailles, à deux mois d’intervalle, nous proposait deux œuvres qui se devaient de prendre leur place en ces lieux mêmes.
Il y eut d’abord la recréation du Richard coeur de lion, l’opéra emblématique de Grétry proposée sur du 10 au 13 octobre dernier. Créé en 1784, la même année que Le mariage de Figaro de Beaumarchais, le spectacle entrait particulièrement en résonance. À la fois parce que Grétry était un des compositeurs favoris de Marie-Antoinette, qui adorait cet opéra, et parce que le fameux air « O Richard, Ô mon Roi, l’univers t’abandonne » fut un déclencheur dans un moment clé des événements révolutionnaires : le 1er octobre 1789 eut lieu, sur la scène de l’Opéra Royal, un banquet d’officiers royalistes qui entonnèrent ce chant avant de fouler au pied la cocarde tricolore, le tout en présence de Marie-Antoinette elle-même. On connait la suite : le 5 octobre, Parisiennes et Parisiens viennent de Paris chercher « le boulanger, la boulangère et le petit mitron » et les ramènent aux Tuileries. Quatre ans plus tard, le 16 octobre 1793, l’ex-reine montait sur l’échafaud. Les représentations d’octobre 2019 furent splendides, tant par l’engagement des chanteurs, à commencer par le formidable Richard de Reinoud van Mechelen, que par le dynamisme insufflé par Hervé Niquet à une partition parfois bien légère musicalement. Le tout était rehaussé du bonheur de décors et costumes à l’ancienne et d’une mise en scène qui, si elle n’avait rien de révolutionnaire, rendait tout à fait justice à l’oeuvre.
Encore sous le charme désuet de ce Grétry si rarement donné (mais un DVD devrait suivre), c’est avec une vraie curiosité que l’on attendait d’autres « Fantômes de Versailles ». Écriture moderne et pastiches du XVIIIe siècle se mêlaient dans une musique « qui regarde vers le passé », aux dires mêmes de Corigliano. À l’origine, le compositeur avait écrit pour deux orchestres, l’un étant costumé, sur scène, afin de participer aux moments du passé auxquels le livret donne une large place.
Tout est démonstratif dans ce grand opera buffa, par ailleurs fatras de sons, de styles, de clichés. Les cuivres soulignent la terreur, accompagnés col legno par des cordes censées nous faire frémir. Les percussions mettent nos oreilles à rude épreuve. À tel moment, vous vous pensez dans un opéra contemporain. Mais non, voici un air alla comédie musicale, précédé d’une sorte de réminiscence mozartienne. Tour à tour languissantes ou énervées, soulignant ad nauseam des effets trop attendus, ces musiques lassent.
Menés par un chef très attentif et engagé, les interprètes excellents n’y étaient pour rien. Mais si un opéra nous raconte une histoire, celle-ci est plus qu’improbable. L’histoire uchronique inventée par William Hoffman est totalement absurde et l’œuvre paraît d’autant plus longue qu’elle s’autorise des digressions interminables, se voulant poétiques ou pseudo-comiques. Difficile d’admettre un livret compliqué, alambiqué et démonstratif, mêlant sans cesse un fatras de plusieurs plans, mais relayant un message univoque.
Le rideau s’ouvre par une célèbre chanson en cette fin de XVIIIe siècle : « Mon coursier hors d’haleine ». C’est d’ailleurs le seul moment chanté en français. Le début de l’action nous place dans un lieu post-mortem où des aristocrates emperruqués, rassemblés autour de feu Louis XVI et défunte Marie-Antoinette, s’ennuient. Un premier climax orchestral (il y en eut beaucoup) déchire l’atmosphère. Le souvenir de l’acier, du sang et des piques trouble la sinistre compagnie. S’il est chanté que « sourire est un devoir », comment sourire lorsque l’on n’a plus la tête sur les épaules et que l’on est mort depuis deux cents ans ? Le premier air de MarieAntoinette, « Let me forget », évoque le charme des oiseaux d’or et des arbres d’argent d’avant 89. Mais elle revit aussi, terrifiée, son exécution dans un maelström de sons fortissimo.
Pour faire oublier la Révolution et sourire, Beaumarchais, présent dans ce petit cénacle de zombies, se propose de divertir la veuve Capet dont il est amoureux. Le voici qui s’invente compositeur d’opéra (!) en adaptant librement la dernière partie de sa trilogie des aventures de Figaro, à savoir La mère coupable. Beaumarchais convoque donc Rosine et Almaviva, Suzanne et son fidèle mari, qui chante un premier air.
Corigliano mêle alors quelques notes de l’ouverture des Noces de Figaro de Mozart, du fameux air de Figaro du Barbier de Séville de Rossini, des tendances à la comédie musicale et des sonorités à la Korngold, le tout en exaltant les Constellations et répétant « ils aimeraient me tuer ». Mais cela ne divertit pas Marie-Antoinette. Alors, Beaumarchais lui demande son collier (celui de l’Affaire sans doute…), lui promettant « Je vais vous montrer comment aurait dû être l’Histoire »… Le collier va alimenter l’intrigue de l’opéra dans l’opéra, alors que dehors, « Paris est devenu fou » et que l’un des personnages, Bégearss (avec deux s), chante un air sinistre à la gloire des vers qui rongent les cadavres : le ver, c’est lui… Avec jeu de scène et musique surlignés, il est le fourbe introduit auprès d’Almaviva pour mieux le mener à l’échafaud si le Comte ne lui accorde pas la main de sa fille. Tout est plus qu’improbable dans cette intrigue et le second acte est encore pire que le premier. N’est pas Hofmannstahl qui veut : lui avait tissé un livret sur mesure, en insérant le théâtre dans le théâtre pour Richard Strauss avec Ariane à Naxos.
Après un final du premier acte nous emmenant dans une interminable fête orientalisante, le deuxième acte s’ouvre avec un Beaumarchais assénant une fois encore « je peux changer le cours de l’Histoire » et allant même jusqu’à prendre les désirs des monarchistes pour une réalité fantasmée : « la Révolution n’a pas eu lieu ! » Propos d’autant plus absurde que toute l’intrigue se déroule dans le Paris hargneux, sur fond sanguinaire de 1793. Le procès de Marie-Antoinette se recrée sous nos yeux, Beaumarchais s’en faisant le procureur (!!). Le spectateur a définitivement laissé toute recherche de vraisemblance au vestiaire de sa désillusion. La foule chante « saignez-là, ça me rendra heureux ! » ou encore : « nous allons découper cette salope »… Bien sûr, la musique est grinçante, désarticulée, hurlante, afin de pointer « le besoin de haïr » et l’hystérie qui s’empare du peuple révolutionnaire. D’autant que le second air de Bégearss chante l’extermination des rats. Tout en légèreté.
Et revoici les personnages de l’opéra de Beaumarchais, arrêtés après de très improbables péripéties et emprisonnés au Temple, à l’étage en dessous de celui de la Reine (!!!) S’ensuivent de larmoyantes et interminables histoires d’amour et de réconciliation entre les protagonistes, mêlées de religiosité vantant le « Dieu d’amour » car « la peur et la mort nous attendent ». Pour en finir (enfin ?), Beaumarchais propose le retour à la vie à Marie-Antoinette et une fuite pour Philadelphie. Mais elle répond, souveraine : « C’est ainsi que cela devait se passer »
Voici venu le temps de la morale : la résignation, l’acceptation de son sort… Si c’est une ex-Reine qui le dit, l’exemple venant de haut replonge tout un chacun dans une vallée de larmes et de souffrances. Plus encore, puisque l’acceptation de son sort est, selon celle qui a perdu sa tête, « le seul chemin vers la liberté ».
Fermez le ban de toute revendication et a fortiori de toute révolution qui ne mène donc qu’au total contraire de la liberté personnelle. Et le compositeur se fait fort de nous faire entrer cela dans la tête, puisque l’on voit Marie-Antoinette monter sur l’échafaud, être placée sur la guillotine. Le décor se referme juste avant que le couperet d’acier ne fasse entendre son sinistre chant, relayé par une Marseillaise avinée du peuple en révolution. Le message est-il assez clair ?
Au travers de cet opéra comme du film de Sofia Coppola et de tant d’efforts médiatiques pour réhabiliter la pauvre, belle et si malheureuse Marie-Antoinette, c’est bien « la métamorphose d’une image » (pour emprunter au titre de l’exposition qui lui est consacrée, actuellement visible à la Conciergerie jusqu’au 26 janvier 2020) qui l’emporte sur l’Histoire. Dans la vraie vie, ce sont bien la trahison de Marie-Antoinette et ses manigances contre-révolutionnaires auprès de son frère l’Empereur d’Autriche qui ont amené son procès. Qu’importe la réalité historique, incontournable : Les fantômes de Versailles agitent, une fois encore, les vieux démons réactionnaires qui se pressent autour de Marie-Antoinette, afin de souligner un message : la Révolution, c’est mal et cela n’aurait jamais dû exister. À chacun ses rêves versaillais… Seulement voilà, les faits sont têtus.
Mise en scène Jay Lesenger
Scénographie James Noone
Costumes Nancy Leary
Lumières Robert Wierzel
Chorégraphie Eric Sean Fogel
Marie-Antoinette Yelena Dyachek
Beaumarchais Jonathan Bryan
Susanna Kayla Siembieda
Figaro Ben Schaefer
Earl Almaviva Brian Wallin
Rosina Joanna Latini
Louis XVI Peter Morgan
Patrick Honoré Bégearss Christian Sanders
Florestine Emily Misch
Léon Spencer Britten
Orchestre de l’Opéra Royal
Direction musicale Joseph Colaneri
Représentation du samedi 7 décembre 2019