Crédit photos : © Guergana Damianova / OnP
Après 20 ans de bons et loyaux services, Les Contes d’Hoffmann de Robert Carsen n’ont plus guère de mystères à révéler – et la métaphore du théâtre dans le théâtre, qui en soi n’était pas nouvelle en 2000 et que le metteur en scène lui-même réemploya dans d’autres spectacles, finit presque par paraître attendue… C’est une une fort belle production cependant, et le principal reproche que l’on pourrait adresser à cette mise en scène, devenue classique, serait d’avoir tétanisé les autres théâtres parisiens, dont aucun, en deux décennies, n’a osé proposé une autre vision de l’œuvre. Des lectures différentes sont pourtant possibles, d’autres versions également (pourquoi pas une version « opéra-comique », précisément salle Favart, avec des dialogues parlés comme ce fut le cas lors de la première ?), celle présentée à l’Opéra de Paris étant très peu défendable musicalement : si on s’accommode sans trop de mal de quelques coupes dans les « Glou glou » des actes I et V, voire de la suppression d’un des couplets bachiques, la disparition d’ « Ange du ciel » à l’acte II est plus dommageable, sans parler de la coupure des reprises du duo Giulietta/Hoffmann ou du trio Crespel/Miracle/Hoffmann. Il est assez stupéfiant qu’en plus de 20 ans, personne à l’Opéra de Paris n’ait pu imposer le fait de respecter l’intégrité de ces deux pages, parmi les plus belles et les plus puissantes de l’œuvre.
La reprise de cette mise en scène, l’une des plus abouties de Carsen, se justifie cependant (ne serait-ce que pour les spectateurs qui ne la connaîtraient pas encore), lorsque la distribution fait l’objet d’autant de soins…Les plus petits rôles sont très intelligemment distribués. Rodolphe Briand notamment est un Spalanzani parfait, clair de diction, drôle dans son jeu, efficace vocalement. Philippe Talbot se taille un joli succès dans les quatre rôles des valets. Son sens de l’humour affirmé ne lui fait jamais oublier la rigueur musicale, et il détaille les couplets de Frantz avec drôlerie et musicalité, se payant le luxe d’un joli diminuendo sur le dernier « C’est la méthode » !
Idéalement distribués en Voix de la mère d’Antonia et Crespel, Sylvie Brunet-Grupposo et Jean Teitgen sont chaleureusement applaudis. La voix de la première, capiteuse, aux accents rauques, comporte une part d’étrangeté qui sied parfaitement à un personnage venu d’outre-tombe. Jean Teitgen quant à lui passe avec aisance d’un Maître Luther débonnaire à un conseiller Crespel semblant porter sur ses épaules et dans sa voix toute la misère du monde. La voix, au grain si personnel, se projette avec une aisance étonnante sans que l’interprète donne jamais l’impression de forcer ses moyens. Sa diction, comme toujours limpide, permet de donner aux mots leur juste poids et de camper une figure de père bouleversante, bien éloignée de la simple silhouette à laquelle le rôle se trouve parfois réduit.
Laurent Naouri compose un Lindorf impressionnant d’autorité : la voix est puissante, la diction incisive, l’incarnation diablement convaincante. Et puis, malheureusement, la voix se dérobe soudainement quelque peu, le chanteur luttant visiblement avec une légère méforme qui empêche son chant de se déployer avec toute son aisance et son ampleur habituelles. L’art du chanteur reste cependant souverain, Laurent Naouri parvenant à composer habilement avec cette petite baisse de régime – et quoi qu’il en soit, l’incarnation scénique reste pleinement aboutie.
On aura rarement entendu à Bastille trois héroïnes des Contes à ce point équilibrées. Que de chemin parcouru par Jodie Devos depuis sa simple Alice ( !) du Comte Ory de l’Opéra-Comique l’an dernier ! Son Olympia légère et à la ligne de chant fort gracieuse cisèle délicatement ses couplets, et l’interprète, dans son jeu (compte tenu des gestes lubriques qu’on lui demande d’exécuter), est un peu plus sobre que certaines de ses consœurs… Ailyn Pérez bouleverse en Antonia et remporte un triomphe mérité. La voix longue, puissante mais capable de belles demi-teintes, émeut instantanément, et l’interprète est littéralement habitée par son rôle. Son français est par ailleurs mieux que correct, et l’on comprend dans ses conditions que le répertoire de cette belle soprano lyrique comporte également les rôles de Thaïs, Micaëla ou Manon. Quant à Véronique Gens, c’est tout simplement l’une des meilleures Giulietta qu’ils nous ait été donné d’entendre dans cette production. Élégantissime scéniquement et vocalement, elle donne à ce rôle – qui s’inscrit dans ses meilleures notes – une épaisseur inattendue compte tenu de la version retenue (Choudens), qui prive le personnage d’air et de poids dramatique. Le grand succès, très inhabituel, que remporte l’acte vénitien lui doit sans doute beaucoup.
Les voix de Gaëlle Arquez et de Michael Fabiano suivent un cheminement un peu comparable au fil de la soirée. La projection semble limitée à l’acte I, et les aigus sont presque toujours trop bas. Et puis les choses s’améliorent très sensiblement : Gaëlle Arquez retrouve très vite la plénitude de ses moyens et délivre une touchante apothéose, et surtout un splendide « Vois sous l’archet frémissant », recueillant à juste titre des applaudissements nourris. Le choix de Michael Fabiano pour incarner Hoffmann peut surprendre : cette voix large, sombre, puissante, aux reflets quasi barytonnants est-elle bien celle d’un ténor d’opéra-comique français ? On est à mille lieues, en tout cas, de ce qu’un Alain Vanzo ou un Nicolaï Gedda apportaient au rôle. Il faut cependant porter au crédit du chanteur une implication vocale et scénique totale, une prononciation du français très acceptable, le souci et la capacité de nuancer (il délivre de délicats aigus en voix mixte) pour, au total, une incarnation convaincante – et qui le serait encore plus sans, ici ou là, certains légers excès dans l’expression.
Belle implication de l’orchestre et des chœurs – qui font cependant entendre plusieurs petits décalages aux actes I et V : étrange pour des pages qui sont loin d’être les plus complexes qu’ils aient eu à interpréter ! –, placés sous la direction de Mark Elder qui gagne en conviction au fil de la soirée. Les deux premiers actes sont un peu atones, le chef semblant volontairement priver d’éclat certaines pages (« Non aucun hôte… »), et ralentir exagérément le tempo de morceaux habituellement très vifs (« Elle a de très beaux yeux… »). Mais les actes d’Antonia et de Giulietta trouvent sous sa baguette le lyrisme, l’émotion, les couleurs, le dramatisme idoines.
Grand succès au rideau final pour cette très belle production – dont on espère malgré tout qu’elle n’empêchera pas d’autres versions, d’autres visons, d’autres interprétations d’éclore. C’est non seulement possible, mais hautement souhaitable !
Hoffmann Michael Fabiano
Spalanzani Rodolphe Briand
Nathanaël Hyun-Jong Roh
Luther, Crespel Jean Teitgen
Andrès, Cochenille, Pitichinaccio, Frantz Philippe Talbot
Lindorf, Coppélius, Dapertutto, Miracle Laurent Naouri
Hermann Olivier Ayault
Schlemil Jean-Luc Ballestra
Olympia Jodie Devos
Giulietta Véronique Gens
Antonia Ailyn Pérez
La muse, Nicklausse Gaëlle Arquez
Une voix Sylvie Brunet-Grupposo
Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris, dir. Mark Elder
Mise en scène Robert Carsen
Les Contes d’Hoffmann
Opéra en 5 actes de Jacques Offenbach, livret de Jules Barbier d’après la pièce homonyme de Jules Barbier et Michel Carré (d’après Hoffmann), créé le 10 février 1881 à l’Opéra-Comique.
Représentation du mardi 28 janvier 2020, Paris, Opéra Bastille.