Crédits photos : Edina Ligeti
L’Opéra d’État hongrois dispose de deux salles à Budapest : l’une, datant de la fin du XIXe siècle – elle fut inaugurée en 1884 – est un théâtre « à l’italienne » ; l’autre, le théâtre Erkel, plus vaste, date de 1911 et ressemble un peu à un vaste cinéma d’autrefois. L’institution propose des saisons intéressantes, équilibrant habilement les répertoires allemand, italien et français, et proposant courageusement, chaque année, quelques raretés. Ainsi les Budapestois ont-ils pu, en 2018, assister à l’une des trop rares représentations scéniques des Rheinnixen d’Offenbach – avant même que la France n’en propose enfin la première française, à Tours, grâce à la pugnacité du metteur en scène Pierre-Emmanuel Rousseau.
D’une manière générale, les spectacles proposés par l’Opéra hongrois sont de bonne qualité, et valent avant tout pour la qualité surprenante de l’orchestre, héritier d’une longue et brillante tradition, brillant par l’homogénéité des pupitres, sa virtuosité, sa versatilité stylistique. Vocalement, les soirées réservent parfois de bonnes surprises (on se souvient par exemple d’un Conrad des Rheinnixen exceptionnel : Zsolt Haja). Scéniquement, les spectacles oscillent entre tradition et relectures (plus ou moins réussies) des œuvres. Ainsi cette année, très intelligemment, l’Opéra propose deux versions de La Bohème : l’une, traditionnelle (façon Zefirelli) et très ancienne (elle date de 1937 !), signée Kálman Nádasdy (1904-1980), l’autre dans la relecture très belle et très touchante de Damiano Michieletto (2012).
La Bohème version 1937 …
… et version 2012
La Gioconda récemment proposée sur la scène de l’Opéra Erkel illustre bien cette impression générale : c’est l’orchestre (d’ailleurs très chaleureusement applaudi) qui brille le plus en cette dernière représentation du 15 février, épousant avec une grande précision et une musicalité de tous les instants la lecture de l’œuvre proposée par le chef Gergely Kesselyák, qui nous épargne fort heureusement les excès en tout genre auxquels elle peut donner lieu : sa direction, très équilibrée, ne laisse tonner l’orchestre qu’à bon escient (au final du troisième acte par exemple, ou dans l’air de Gioconda), ce qui permet à la fois de donner aux pages dramatiques le poids qu’une lecture uniformément bruyante leur refuse, mais aussi de révéler certaines beautés de l’orchestration qui passent parfois inaperçues.
On retrouve avec plaisir, en Barnaba, Alexandru Agache – qui se produit aujourd’hui d’ailleurs essentiellement à Budapest. La voix a conservé sa couleur tendre mais aussi un peu grise, assez proche du timbre d’un Renato Bruson, qui permet au chanteur de proposer autre chose qu’une caricature de méchant vociférant. Bien sûr, le temps a laissé quelques stigmates sur la voix : le vibrato, notamment, n’est plus totalement maîtrisé, surtout en début et fin de représentation. Mais l’interprétation reste très digne et il est dommage qu’on ait coupé le « Pescator, affonda l’esca » du deuxième acte… Krisztián Cser est un Alvise scrupuleux, autoritaire et bien chantant, malgré le petit accident sur l’aigu final de « Sì, morir ella de’ ! ». Le chant d’Anna Fürjes (Laura très prometteuse, encore étudiante précise le programme) est stylé et sobre, la voix étant d’une belle densité et d’une parfaite homogénéité sur l’ensemble de la tessiture, n’étaient quelques aigus qui plafonnent ici ou là. Celle de Gergely Boncsér manque légèrement de puissance, mais aussi peut-être de soleil pour le célèbre « Cielo e mar » du deuxième acte. Ceci dit, cette interprétation, là encore sobre et mesurée, nous change agréablement des Enzo en démonstration permanente de puissance et d’aigus, et confère au personnage une touche de mélancolie bienvenue. Les premières interventions d’Anikó Bakonyi en Gioconda, toutes griffes dehors, nous inquiètent un peu : on s’attend, dans une premier temps, à une interprétation uniformément hystérique du personnage. À tort : la chanteuse fera preuve par la suite de pondération et nous gratifiera même de quelques jolies nuances. Dommage que le jeu reste, lui, un peu trop agité… Anna Kiss Judit (elle aussi encore étudiante), enfin, remporte en Cieca le plus beau succès de la soirée – avec l’orchestre, le chef Gergely Kesselyák, et le très réussi ballet « des Heures ». Le timbre, d’une grande beauté, est celui d’un authentique contralto, et non d’un mezzo à court d’aigus. L’interprétation, par ailleurs, est touchante, et son « Voce di donna » du premier acte recueille des applaudissement nourris tout à fait mérités.
La mise en scène d’András Almási-Tóth fait alterner certains tableaux conventionnels et quelques idées heureuses, notamment au niveau de la scénographie, qui à plusieurs reprises propose un équivalent habile aux « écrans partagés » cinématographiques, la scène étant compartimentée en plusieurs zones permettant de rendre compte simultanément de plusieurs actions ou tableaux concomitants. Nous sommes en revanche moyennement convaincu par la réécriture (féministe ?) du dénouement, qui fait de Gioconda non pas la victime tragique du drame mais la meurtrière de Barnaba – à l’instar de la Carmen florentine de janvier 2018 (dans sa mise en scène de Leo Muscato), laquelle, on s’en souvient, abattait également Don José d’un coup de pistolet…
À l’issue du spectacle, le public budapestois, comme toujours nombreux et attentif, ne boude pas son plaisir.
Gioconda Anikó Bakonyi
La Cieca Anna Kissjudit
Laura Adonro Anna Fürjes
Enzo Grimaldo Gergely Boncsér
Barnaba Alexandru Agache
Alvise Krisztián Cser
Chœurs et Orchestre de l’Opéra d’État hongrois, dir. Gergely Kesselyák
Mise en scène András Almási-Tóth
La Gioconda
Opéra en actes d’Amilcare Ponchielli , livret d’Arrigo Boito d’après Angelo, tyran de Padoue de Victor Hugo, créé le 08 avril 1876 à Milan (Scala).
Représentation du samedi 15 février 2020 – Théâtre Erkel (Budapest)