Vendredi 21 février, le Teatro dell’Opera de Rome donnait Eugène Onéguine de Tchaikosvki dans la mise en scène poétique et automnale créée pour le Metropolitan Opera par Robert Carsen. Cette reprise est dédiée à la mémoire de Mirella Freni qui interpréta le rôle de Tatiana sur ce même plateau.
La mise en scène s’avère fort efficace, comme toujours avec Robert Carsen qui met son talent au service de l’œuvre et de la musique. Il dessine ainsi un espace épuré propice à faire respirer et vivre la musique et le chant. La scène est un quadrilatère où vont se jouer les malentendus, s’exprimer les sentiments, de la passion la plus pure et naïve de Tatiana à l’orgueil quelque peu surjoué et raide d’Onéguine. Les très belles lumières de Jean Kalman, qui a notamment travaillé avec Peter Brook, jouent un rôle essentiel pour créer une atmosphère mélancolique dans cette Russie des grands propriétaires ruraux.
Pourtant le spectateur n’est pas absolument emporté par le spectacle. Certains effets finissent par paraître un peu faciles, comme l’abus de ces pourtant belles feuilles mortes mordorées, avec lesquels les personnages, notamment Tatiana, jouent un peu trop. De même, au troisième acte, lors de la fête donnée par le prince Gremine, le ballet est bien conventionnel. On aurait aussi aimé un peu moins de raideur de la part des personnages, dans certaines scènes chantées face au public, comme dans le quatuor des jeunes gens au premier acte.
Il n’en reste pas moins que la direction de James Conlon est somptueuse. Il fait sonner l’Orchestre (et particulièrement les cordes qui, parfois, semblent pleurer) du Teatro dell’opera de telle sorte que le spectateur croit entend le Tchaikovski des symphonies. Les pages orchestrales de la partition sont essentielles et James Conlon en souligne le caractère mélancolique tout en évitant le pathos facile.
Un plateau vocal déséquilibré
Mais ce qui frappe surtout, c’est le beau timbre chaud de Saimir Pirgu, que l’on a pu récemment entendre en récital au Théâtre des Champs-Élysées. Le ténor albanais campe un Lenski fort émouvant qui éclipse l’Onéguine de Markus Werba. Sa voix ronde et claire incarne merveilleusement un personnage victime des inconséquences d’Olga. Plus que Tatiana, il est la victime de ce chassé-croisé amoureux où chacun passe à côté du bonheur. Saimir Pigu se montre bouleversant dans la scène du duel. En outre, Robert Carsen et Jean Kalman créent une très belle atmosphère hivernale, dans l’aube bleue d’un petit matin glacé. C’est dans cette campagne russe déserte et embrumée que Saimir Pigu chante l’adieu à la vie de Lenski. La solitude du personnage est absolue. À ses côtés, le baryton Markus Werba fait pâle figure et peine à convaincre. Il manque l’essentiel : l’émotion. La voix du baryton est dotée d’une belle profondeur, mais le phrasé est bien sec, comme s’il s’agissait de la sorte d’incarner l’orgueil de cet homme qui éconduit poliment une Tatiana trop naïve, trop juvénile, et sans doute trop provinciale pour lui. Certes, Onéguine apparaît bien comme un homme froid et blasé. Si ce trait du personnage est incontestable, il manque l’ambiguïté et le mystère qui font tout l’intérêt du rôle. Les postures elles-mêmes frisent la caricature. Lorsqu’au dernier acte, le héros prend conscience d’être passé à côté du bonheur, c’est surtout le Gremine de John Relyea qui fait frémir la salle. Le baryton-basse canadien, que l’on entendra bientôt à l’Opéra-Bastille dans La Walkyrie (Hunding), joue merveilleusement de ses graves pour peindre les sentiments d’un être altier et profondément amoureux.
L’opéra des femmes
Dès le premier tableau de l’acte I, Eugène Onéguine apparaît comme l’opéra des femmes. Une mère dialogue avec ses deux filles, alors que s’approchent les moissonneurs : c’est la Russie traditionnelle des grands domaines agricoles que peint Tchaikovski. Les voix se répondent avec beaucoup d’harmonie et d’équilibre, alors même qu’elles dessinent des tempéraments bien différents. La mezzo Irida Dragoti, un temps élève de Renata Scotto, campe une très convaincante Madame Larina. La voix claire et ample sied à cette femme qui règne sur une vaste maison. Les contrastes entre les deux jeunes filles sont fort bien marqués. Les graves soyeux, la belle voix ronde et profonde de la mezzo Yulia Matochkina campent une Olga au caractère fort et déterminé. À ses côtés, c’est toute la fragilité d’une Tatiana rêveuse, encore enfant, qu’incarne la Russe Maria Bayankina. Mais la soprano, habituée du Mariinsky, n’en est pas pour autant une Tatiana effacée, comme le montre son exaltation. Très attendue dans la scène de la lettre, c’est par une nuit d’un bleu à la Yves Klein qu’elle chante son amour pour Onéguine : la voix se fait lyrique, presque tremblante, sans rien perdre de sa fraîcheur juvénile. Maria Bayankina forme avec la mezzo Anna Viktorova, la nourrice – la niania protectrice, dont le modèle est la propre nourrice de Pouchkine – un couple tout à fait assorti : l’air de la nourrice met en place un climat d’intimité inquiète et constitue le prélude à l’air de la lettre.
Le Chœur du Teatro dell’Opera de Rome, préparé par Roberto Gabbiani, fait chanter l’âme russe, surtout dans l’acte I, comme dans le très beau retour des moissonneurs. Onéguine témoigne d’une culture russe tiraillée entre Orient et Occident : d’un côté, la vieille Russie traditionnelle, de l’autre une élite sociale qui regarde vers Paris, pratique des rituels mondains très européens et danse la valse. Aussi les couplets de Monsieur Triquet sont-ils bien plus qu’un morceau de bravoure, et témoignent-ils de cette fascination pour la France d’une caste qui, souvent, parle français. Le ténor Andrea Giovannini peine cependant à donner au rôle tout l’éclat qu’il demande.
Mais revenons à Tatiana, qui, en un sens, a le dernier mot de l’histoire : son choix, alors qu’elle est devenue une femme, ne semble pas le fruit des seules contraintes sociales. Maria Bayankina incarne une princesse Gremine déterminée et inflexible, sourde aux prières d’Onéguine, parce qu’elle est fidèle à ses engagements. La Tatiana innocente et pure d’autrefois n’est pas morte. Nulle once de dureté dans la voix, mais l’émotion contenue, vive, de celle qui aime encore et pourrait fort bien céder.
Pour ce spectacle, notre rédacteur a bénéficié d’une invitation de l’Opéra de Rome, auquel Première Loge adresse ses remerciements.
Eugène Onéguine Markus Werba
Vladimir Lenski Saimir Pirgu
Prince Gremine John Relyea
Monsieur Triquet Andrea Giovannini
Tatiana Maria Bayankina
Olga Yulia Matochkina
La Nourrice Anna Viktorova
Madame Larina Irida Dragoti
Orchestre, Chœur et Corps de Ballet du Teatro dell’Opera de Rome, dir. James Conlon
Mise en scène Robert Carsen (Production créée pour le Metropolitan Opera de New York)
Opéra en trois actes et 7 tableaux de Piotr Ilitch Tchaïkovski, livret de Constantin Chilovsky et du compositeur, d’après Alexandre Pouchkine, créé à Moscou le 29 mars 1879.
Représentation du 21 février 2020.