Streaming – Le Postillon de Lonjumeau : ouvrir la malle(poste) aux trésors de l’opéra-comique
Un véritable postillon qui court la route en malle-poste : quoi de plus réjouissant en mai 2020 pour prendre de la distance avec les postillons de l’ère Coronavirus ? Le Postillon de Lonjumeau, œuvre mythique d’Adolphe Adam et fleuron des théâtres lyriques occidentaux au XIXe siècle, revient enfin à la scène. Sa programmation à l’Opéra Comique au printemps 2019 a été l’occasion de redécouvrir le panache et les charmes de l’œuvre, reléguée depuis plus de 120 ans sur cette scène. Seul le disque nous avait familiarisé avec la fameuse « ronde du postillon », air favori de ténors vaillants, pour l’exploit de ses contre-ré réitérés (se référer aux enregistrements de N. Gedda, de J. Aler, de R. Blake).
Vous avez jusqu’au 9 novembre pour suivre le spectacle en streaming de cette production mise en ligne par l’Opéra-Comique.
Une intrigue affutée joue sur la bigamie et l’ascension d’un villageois vers l’Opéra de Paris
En 1836, les librettistes Leuven et Brunswick offrent à Adam une intrigue réjouissante sur le devenir d’un postillon villageois, promu chanteur d’opéra sous le règne de Louis XV grâce à la tournée de l’intendant recruteur. Dès le second acte, sous l’identité de Saint-Phar, le chanteur crée Castor et Pollux de Rameau tout en séduisant ses admiratrices, dont son ex épouse abandonnée, à présent métamorphosée en noble dame. La thématique de la (fausse) bigamie surgit lorsque celle-ci manigance sa vengeance en proposant un (second) mariage au coureur de jupons … un brin amnésique. Quant à la thématique culturelle, elle joue sur deux temporalités. Celle des coulisses du monde lyrique au siècle des Lumières (fiction) se superpose à celle du temps d’Adam, soit la « fabrique » de l’opéra-comique au temps d’Auber et des caprices des chanteurs.
Pour cette redécouverte, la mise en scène joyeuse de Michel Fau excelle à capter l’humour des situations et des temporalités décalées, le tout avec une fluidité remarquable évoluant du parlé vers le chanté, et ce, sans coupures ! L’univers visuel stylise par des couleurs acidulées les costumes Louis XV (Christian Lacroix ) sortis d’une toile de Boucher et réactive l’utilisation de décors en panneaux ou de toiles de fond, tout dispositif en vigueur en ce temps (les fermes, praticables et fonds de scène). Pour exemples, la pièce montée géante sur laquelle sont juchés les jeunes mariés (1er acte), la scène amovible de la pastorale lyrique « ramiste » (2e acte) concilient le réel de l’intrigue avec le clin d’œil actuel de distanciation. Faut-il regretter qu’ils laissent peu de place aux mouvements d’acteurs, de fait souvent en position frontale ? Ou bien s’agit-il, là également, d’un choix esthétique « historisant » ? Quoiqu’il en soit, les coiffes (le casque doré à panache de Saint-Phar) et les perruques démesurément élevées de Madame Latour et de sa suivante Rose (Michel Fau) contribuent à la charge de cette mise en abime du siècle des Lumières par le XIXe siècle. Une manière humoristique de revisiter l’outrance des caricaturistes du siècle d’Adam – Cham ou Daumier – que le travesti de Michel Fau en soubrette ne trahit pas … (on se souvient de son extravagant Récital emphatique).
Une équipe de chanteurs-comédiens expérimentés
Savoir jouer la comédie (dialogues parlés) et chanter avec une diction exemplaire tout en communiquant une franchise entraînante : c’est désormais conciliable pour la nouvelle génération de chanteurs. A l’Opéra Comique, les productions successives du Pré-aux-clercs d’Hérold (2015) et de La Dame Blanche de Boieldieu (février 2020) le prouvent aisément.
Le fruité du timbre de la jeune aubergiste Madeleine, puis la noble ligne belcantiste de Madame Latour (air « Je vais donc le revoir » ) n’ont pas de secret pour Florie Valiquette, talentueuse soprano québécoise. Pour autant, sa sensibilité et sa prestance juvénile ne sont pas en reste, notamment son jeu vengeur face à l’époux bigame « scélérat » qu’elle confond in fine en jouant ses deux rôles désormais d’une seule voix (mais avec deux accents …).
La vaillance et la fatuité capricieuse du postillon Chapelou sont incarnées avec fantaisie par Michael Spyres, le ténor américain vedette du répertoire français. En séduisant le public (applaudissements en captation du spectacle), il ressuscite l’emploi dit de « Martin », spécifique de l’opéra-comique par l’exhibitionnisme vocal. Cet aspect qualifiait le créateur adulé du rôle, l’interprète J.-B. Chollet, pour qui Adam tailla sur mesure quatre de ses opéras ! Nonchalamment accoudé à sa diligence dans la ronde égrillarde du postillon (« Mes amis écoutez l’histoire », 1er acte), M. Spyres quitte ensuite son registre de tête (et ses habits de postillon …) pour filer l’exquis legato de son air précieux (« Assis au pied d’un hêtre », 2e acte). Si le ténor cabotine avec quelque artifice, sa cadence virtuose s’étale néanmoins avec sûreté (et quelques extras …) dans l’ ornementation baroquisante. Métamorphosé en haute-contre, son jeu truculent fait mouche avec ses acolytes, en particulier avec l’ex charron Biju, devenu le choriste Alcindor de l’Opéra (la basse Laurent Kubla). Ce dernier séduit également l’auditoire avec l’air magnifiant un métier sous-estimé, « Oui, des choristes du théâtre, Je suis la fine fleur » au fil de gammes descendantes illustrant le pouvoir imitatif de la musique baroque (2e acte). Enfin, l’autorité finement caricaturée du marquis, intendant de la scène royale – Franck Leguérinel – plane sur toute scène mettant en abime les coulisses de la prestigieuse Académie de musique. Pour autant, ses inflexions de baryton basse ( duo « A mes désirs il faut te rendre ») sont justement distillées.
L’excellence musicale d’une partition du XIXe siècle qui revisite le style … de Rameau
Grâce à l’homogénéité de l’Orchestre de Rouen Normandie et à la direction avisée de Sébastien Rouland (chef d’orchestre en poste au Staatstheater de Sarrebruck), la partition d’Adam peut rivaliser avec l’opera buffa de ses contemporains, tel Don Pasquale. En particulier, la mosaïque mélodieuse de l’ouverture, la séquence concertiste de clarinette lors de l’entracte sont éloquentes dans l’acoustique de la salle Favart.
Au vu de la rareté de cette programmation et de l’excellent travail collectif des interprètes, il est tentant de pointer le savoir-faire d’Adam dans les colonnes de Première-Loge, en sus des quelques pépites solistes signalées ci-dessus. A l’instar de ses confrères (et amis) italiens – Rossini et Donizetti, voisins parisiens – Adam cultive le brio des finals d’acte au sein d’une gradation jubilatoire. Seul celui du 1er acte bascule de la comédie du mariage vers le tragique lors de la fuite du jeune époux Chapelou : « Ah, c’est affreux, c’est infâme ! ».
En outre, Adam caractérise les couleurs de chaque acte selon la dramaturgie. Le chœur ronflant du mariage, la ronde avec grelots et claquements de fouet illustrent la couleur villageoise de l’acte à Longjumeau ; le style devient alternativement belcantiste ou « ramiste » (voire une satire du Grand opéra l’année même des Huguenots) pour camper les coulisses de l’Académie royale au second acte. Est-il besoin de rappeler que l’esprit de parodie est idiomatique de l’opéra-comique depuis les théâtres de Foires (et ce, avant l’opérette). La vivacité des ensembles et les réminiscences musicales du premier mariage sont enfin réservées aux intrigues de bigamie (étourdissant trio masculin « Pendu, pendu ») du dernier acte.
Mais la surprise ne provient-elle pas d’un savoir-faire sans doute inattendu pour un compositeur assumant sa fonction d’amuseur sous Louis-Philippe, passé à la postérité pour son ballet Giselle ? La majestueuse polyphonie des chœurs rythme chaque acte, à l’instar du théâtre de Rameau qu’Adam connaissait intimement. Grâce au chœur Accentus, on savoure ceux du « Joli mariage » ou de « Mais quel bruit ? » (1er acte) ; on applaudit la grève des choristes, intermittents du spectacle sous Louis XV – « Ah quel tourment ! A quel affreux martyre ». On mémorise le dessin rythmique de celui célébrant l’ascension sociale du bigame – « Il veut qu’on chérisse son règne nouveau» (2e acte).
Actuellement, les tragédies lyriques et opéras-ballets de J.-P. Rameau sont revisités par d’audacieux metteurs en scène (Les Indes galantes par Cément Cogitore à l’Opéra Bastille). En 1836, le talent d’Adolphe Adam et de ses comparses librettistes était de « mettre des moustaches » à la Joconde du théâtre lyrique baroque, avec un tact cultivé que cette production 2019 restitue. Aussi espérons-nous qu’elle ira à la rencontre d’autres publics !
Chapelou / Saint-Phar : Michael Spyres
Madeleine / Madame de Latour : Florie Valiquette
Le marquis de Corcy : Franck Leguérinel
Biju / Alcindor : Laurent Kubla
Rose : Michel Fau
Louis XV : Yannis Ezziadi
Bourdon : Julien Clément
Chœur Accentus, Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, dir. Sébastien Rouland
Chef de chant : Cécile Restier
Mise en scène : Michel Fau
Décors : Emmanuel Charles
Costumes : Christian Lacroix
Lumières : Joël Fabing
Maquillage : Pascale Fau
Le Postillon de Lonjumeau
Opéra-comique en trois actes d’Adolphe Adam sur un livret d’Adolphe de Leuven et Léon-Lévy Brunswick, créé à Paris à l’Opéra-Comique (Salle de la Bourse) le 13 octobre 1836.
Nouvelle production 2019 : Opéra Comique en coproduction de l’Opéra de Rouen Normandie, en streaming jusqu’au 9 novembre 2020.