La scénographie, le choix des décors et des costumes laissaient bien augurer de cette lecture de Lucia que David Alden, metteur en scène réputé pour ses visions audacieuses des œuvres du répertoire, avait déjà proposée à Londres dès 2008 : l’action, transposée du XVIe au XIXe siècle (comme dans la production de Katie Mitchell, qui semble parfois s’inspirer de ce spectale), se passe intégralement en huis clos, de nuit, dans des décors sinistres trahissant la ruine de la famille Ashton. L’extrême brutalité des hommes et l’insupportable poids des conventions sociales sont remarquablement mis en valeur dans ce décor on ne peut plus oppressant. Certaines idées se tiennent, même si leur mise en œuvre accapare souvent l’attention du spectateur qui en oublie alors d’écouter la musique (comment se laisser émouvoir par le sublime « Tu che a Dio » lorsque, pendant que le ténor chante son désespoir, Enrico arrive, portant Lucia vivante – de toute évidence, l’annonce de sa mort était une ruse pour pousser Edgardo au suicide –, l’assoit sur une chaise pour qu’elle puisse assister à la mort de son bien-aimé, et fournit à Edgardo le pistolet qui le tuera ?). D’autres en revanche ont déjà été vues (Lucia habillée de force pour son mariage pendant le duo avec Raimondo, comme dans la version Serban), ou semblent gratuits (pendant le sextuor, Alisa dresse une nappe blanche sur la table, sur laquelle monte Lucia… sans aucune autre raison que celle consistant à proposer une image certes forte : celle de la jeune femme couchée sur le dos les bras en croix à la fin du morceau). D’autres, encore, sont d’une banalité assez consternante… (Qui nous débarrassera du « théâtre dans le théâtre », concept tellement galvaudé qu’il ne veut plus rien dire ? Ou de la main baladeuse glissée dans l’entrejambe de la soprano afin qu’elle puisse pousser son aigu ?). D’autres, enfin, sont d’un ridicule prononcé (les poupées – un accessoire très prisé en ce moment – ou le petit ours en peluche avec lesquels jouent Enrico et Lucia, Edgardo tentant de se coucher sur Lucia pendant « Verrano a te… »)… Bref, l’impression qui se dégage est un peu celle d’une occasion manquée : il s’en est fallu de peu que nous tenions là une Lucia noire, puissamment dramatique, qui aurait cependant évité certains excès de Katie Mitchell (à Londres) ou Barbara Wysocka (à Munich). C’eût pu… mais non !
Musicalement, c’est d’abord un vrai choc pour des oreilles parisiennes : Enrico chante la totalité de son air, reprises incluses, cadence finale incluse ; la fin de « Quando rapita » n’est pas tronquée ; Lucia et Edgardo chantent la transition introduisant la troisième reprise de « Verrano a te » ; Raimondo chante toute sa partie ; la coda de la folie est intacte et ne s’enchaîne pas directement avec « Spargi d’amare pianto », lequel est bien suivi de la courte scène entre Raimondo et Enrico : pas d’erreur, nous ne sommes pas à l’Opéra de Paris, où Lucia di Lammermoor attend toujours, depuis maintenant 185 ans, d’être montée dans sa version intégrale… La direction de Daniel Oren est un peu inégale : elle n’évite pas ici ou là un certain clinquant qui se marie assez peu avec la vison très noire du metteur en scène ; certains tempi sont un peu rapides (l’introduction notamment, qui, prise aussi vite, ne laisse pas au drame le temps de s’installer…). Mais enfin le drame avance, sans temps mort, et certains contrastes bienvenus contribuent à maintenir la tension et à susciter l’émotion.
Des seconds rôles, on retiendra la Alisa de Marina Pinchuk, qui atteint ses limites dans l’aigu dans le sextuor du deuxième acte, mais qui parvient à faire de la suivante de Lucia un vrai personnage et pas seulement un faire-valoir de l’héroïne, et surtout le Arturo de Yijie Shi , à l’émission franche et assurée. Roberto Tagliavini arrache Raimondo au statut de comprimario – ce qu’il n’est pas !! – auquel certains chanteurs un peu pâles mais aussi des coupes claires dans la partition le cantonnent trop souvent. Ayant l’occasion de chanter – avec la classe qu’on lui connaît – toutes ses scènes et bénéficiant d’une direction d’acteur adéquate, la basse italienne compose un vrai personnage, d’abord écrasé par le poids de la religion, puis par celui du remords.
Artur Rucinski, à la voix puissante couronnée d’aigus arrogants, campe un Enrico brutal et antipathique à souhait. La prestation de Javier Camarena va en s’améliorant au fil de la soirée : l’émission est d’abord un peu instable, et l’interprète se laisse aller ici ou là à quelques excès dans l’expression qu’on ne lui connaissait guère. Mais les choses s’améliorent progressivement et le ténor conclut la représentation par un superbe « Tombe degli avi miei », et surtout un « Tu che a Dio » au legato impeccable, d’une retenue et d’une émotion poignantes.
Lisette Oropesa, quant à elle, triomphe.
Il s’agit sans aucun doute d’une des techniciennes les plus accomplies du moment : les trilles, le legato, les vocalises, piquées ou liées, les aigus, les suraigus sont émis avec une facilité confondante. La maîtrise du souffle est stupéfiante. Elles sont rares, aujourd’hui, celles qui peuvent enchaîner un « Verranno a te sull’aure i miei sospiri ardenti », chanté entièrement sur le souffle, avec la phase suivante : « Udrai nel mar che mormora l’eco dei miei lamenti », elle aussi entièrement portée par une seule et même tenue de souffle… Qui peut, de même, faire entendre un diminuendo aussi parfait dans la transition entre « Io pregherò per te » et « Al giunger tuo soltanto » ? La voix est longue (avec de vrais graves, indispensables dans ce rôle), d’une qualité égale sur absolument toute la tessiture, le jeu de nuances extrêmement riche. La scène de la folie, accompagnée, comme (presque) toujours dorénavant par l’armonica de verre, qu’elle chante maculée de sang de la tête aux pieds (quand on pense que Callas refusait la moindre tâche sur sa robe afin que le drame et l’émotion ne jaillissent que de la seule musique !), lui vaut un triomphe exceptionnel. On ose à peine émettre une réserve tant la performance est remarquable. Pourtant, il manque un petit quelque chose pour que cette Lucia achève de nous bouleverser : la voix est d’essence très claire, pour ne pas dire lumineuse, et peine à trouver des couleurs plus sombres, qui, par un jeu de contrastes, conféreraient aux pages dramatiques plus de puissance. De façon révélatrice, la chanteuse touche infiniment plus dans le legato de « Soffriva nel pianto » ou « Alfin son tua » que dans « Il pallor funesto, orrendo » ou « Il fantasma ne separa ! » Mais entendons-nous bien : on se situe là à un niveau d’excellence et Lisette Oropesa est à coup sûr l’une des meilleures titulaires actuelles du rôle.
Lucia Lisette Oropesa
Edgardo Javier Camarena
Enrico Ashton Artur Rucinski
Raimondo Bidebent Roberto Tagliavini
Lord Arturo Bucklaw Yijie Shi
Alisa Marina Pinchuk
Normanno Alejandro del Cerro
Choeurs et Orchestre Teatro Real, dir. Daniel Oren
Mise en scène David Alden
Lucia di Lammermoor
Opéra en trois actes de Donizetti, livret de Salvatore Cammarano, créé en 1835 à Naples.
Production du Teatro Real de Madrid (juin 2018)