Crédit photos : Marc Ginot.
L’ouverture de saison de l’Opéra national de Montpellier n’a rien de banal en ce début d’automne. Comme parade à la crise sanitaire, la directrice, Valérie Chevalier, a instauré une tarification unique de 10 euros pour tout spectacle ou concert, de septembre jusqu’en décembre 2020. Et ce, tout en réduisant la jauge de l’Opéra pour appliquer les mesures de distanciation. Cette généreuse tarification a provoqué un tel afflux de demandes que la générale du spectacle s’est métamorphosée … en avant-première publique !
Rien de banal dans la programmation également. Si le Barbiere di Siviglia de Rossini est un fleuron du répertoire, la mise en scène de Rafael R. Villalobos n’a rien de conventionnel. Côté distribution, la jeunesse est omniprésente, alors que la ville universitaire de Montpellier est peuplée de jeunes issus de la diversité, dont certains sont en salle (spectateurs ou ouvreurs). C’est le juvénile chef assistant de l’Opéra Orchestre, Magnus Fryklund, qui dirige la production, alors que le directeur musical en titre, Michael Schonwandt, n’a pu quitter sa résidence de Copenhague au vu des consignes décrétées par le gouvernement danois. La jeune mezzo française, Adèle Charvet, après Bordeaux, retrouve Rosine pour la seconde fois. Le soir d’ouverture, le public, dûment masqué et distancié, afflue donc avec curiosité. Sous les fines lumières du vaste Opéra Berlioz, le plaisir de retrouver le spectacle vivant est tangible et perceptible.
De Beaumarchais à Rossini
Lorsque Le Barbier de Séville ou la Précaution inutile de Beaumarchais (1775) est créée sous Louis XVI, elle insuffle un ton nouveau par rapport au répertoire franco-italien. L’archétypal affrontement entre les jeune amoureux et les opposants âgés et libidineux s’ancre dans les réalités de son temps, mais sans la violence du futur Mariage de Figaro. Les multiples transpositions du Barbier à l’opera buffa captent son potentiel en intrigues, travestissements et imbroglios. C’est le cas des Barbiere di Siviglia successifs de Paisiello (1782), de Morlacchi (1816) sur le livret italien de Petrosellini. Quand le librettiste Sterbini établit un nouveau libretto pour Rossini, leur opéra est rapidement conçu et créé en 1816 à Rome (Teatro di Torre Argentina). L’esthétique naissante du bel canto s’appuie sur la sublimation de la courbe vocale, « l’arabesque qui orne le plus bel appartement du logis, un peu moins il n’y a rien, un peu plus tout est confus » dixit Rossini.
À l’instar de la comédie de Beaumarchais, l’émancipation des mœurs est plaidée, notamment lors de la leçon de musique du 2e acte. Le sous-titre français de « La Précaution inutile » y est mis en abime dans l’air que l’héroïne répète face à son amant noble déguisé, et ce, à la barbe du vieux dupé. Mais la thématique la plus opérante de cette adaptation est bien l’appât du gain et la corruption : Figaro, Basilio et l’officier en font bon usage pour ourdir les péripéties aboutissant à la victoire des jeunes amants. L’image corruptrice de l’or irrigue notamment le duo du comte / Figaro au 1er acte. Ce dernier y chante « ce métal tout puissant, miraculeux » qui le change instantanément « en volcan ».
De la Movida à la corrida, la relocalisation hispanique signée par Rafael R. Villalobos
Aussi imprévisible que l’éruption volcanique, la nouvelle production montpelliéraine étonne … Imaginez le barbier Figaro transformé en star des scènes musicales de la Movida, ou Rosina en brune capiteuse d’un film d’Almodovar, ou encore le comte Almaviva en torero au justaucorps moulant et mantegna ! Les spectateurs montpelliérains ont apprécié le comique décalé de cette vision qui nargue l’anxiété latente de notre longue crise sanitaire.
Pour relocaliser avec humour le milieu sévillan de l’opera buffa, l’univers imaginé par Rafael Villalobos plonge dans les révolutions politiques et culturelles de l’Espagne des XXe et XXIe siècles. Le jeune metteur en scène sévillan, déjà primé aux Opera Awards de Londres, mêle d’une part les archétypes du fascisme franquiste, d’autre part ceux de la Movida qui a libéré les mœurs dès la période de transition démocratique. Pour l’un, le chœur exclusivement masculin est représenté aux bottes du pouvoir politique et du patriarcal, ce chœur qui figure soit les musiciens du Comte, ici transformés en aficionados, soit la garde (gardia civil) qui libère complaisamment le noble sur son seul titre. Pour l’autre (la Movida), l’univers visuel du spectacle y souscrit pleinement. L’influence des médias du cinéma et de la BD underground (enseignes lumineuses) inspire les décors signés d’Emanuele Sinisi. Sur le vaste plateau de l’Opéra Berlioz, l’unique dispositif scénique d’un cube blanc en 3d, posé au centre du plateau, est ingénieux. En effet, sa rotation (rapide) permet de camper le recto blanc – l’extérieur urbain de Séville, les ombres – et son verso – l’intérieur de la maison de Bartolo, figé entre pots fleuris et petit autel dédié à la Vierge. Ce cube blanc devient écran géant de cinéma lorsque des projections s’affichent sur ses différentes parois (vidéos de La Maleta films). Au fil de l’intrigue surgit le visage pulpeux de Rosine (1er acte), ou bien les nuages et éclairs de l’orage (2e acte), sans oublier l’emblématique tour de la Giralda suivie de portraits populaires pendant l’ouverture symphonique.
Parmi les archétypes ibériques, le référent corrida devient un marqueur comique de la mise en scène pour mieux figurer les jeux de cette comédie d’intrigue : appâter, berner, combattre, enlever, etc. Ainsi, les passes de muleta du comte Almaviva face à son adversaire (Bartolo / taureau) amusent le public. En sus, la culture flamenca vient hispaniser les scènes collectives : frapper dans les mains, virevolter ou frapper le sol des pieds, rassembler les protagonistes frontalement sur des chaises alignées (final du 2e acte). Ce réalisme, parfois mâtiné de trivialité (uriner dans la bouteille de bière, se tordre de coliques), ne vient-il pas alors gâcher le comique de la réactualisation ? Enfin, lorsque Figaro, ordonnateur des intrigues dans l’opéra, ici star de musiques actuelles, emballe le public, le metteur en scène ne s’arrête pas là. Il réalise également un focus sur Berta, vieille servante de second plan dans le livret. Le pari de lui octroyer le rôle de « maîtresse des cérémonies, archétype du serviteur pauvre, marginal, mais au charisme de star (programme de salle) » semble un peu « perché » lorsque les citations des Bonnes de Jean Genet s’affichent sur le plateau … En contournant les représentations genrées, c’est au contre-ténor Ray Chavez que revient ce rôle de Berta (d’ordinaire distribué à une contralto), que la production dote de deux prestations supplémentaires. La première est un tour de chant au lever de rideau du 2e acte, faisant appel à une bande son. L’adjonction d’un tango chanté de zarzuela est le second supplément, intégré après l’authentique récitatif que Rossini consacre à Berta (2e acte). Ce tango propulse le spectateur vers La Gran via de F. Chueca et Valverde, fameuse zarzuela madrilène, relancée dans les années 80 par la grande mezzo espagnole Teresa Berganza.
Cultiver l’entente musicale dans l’esprit du buffa
La réussite de cette production du Barbiere, c’est un travail d’équipe dont le plaisir de jouer est communicatif. Sous la baguette de Magnus Friklund, les finesses de l’orchestration rossinienne miroitent. Dès l’ouverture, au frémissement des cordes succèdent les soli remarquables du hautbois et du cor, puis l’incontournable crescendo de péroraison. Quant au romantisme de l’intermède symphonique, l’Orage (2e acte), il séduit par ses timbres déchaînés (piccolos, cuivres et percussions) et préfigure la partition de Guillaume Tell du maestro surnommé Signor vacarmi par ses contemporains. Autre qualité de la production montpelliéraine, la vivacité des récitatifs (Yvon Repérant au clavecin) et la fluidité de leurs enchainements avec airs et ensembles nous font oublier que chaque acte est « à numéros ».
Deux interprètes affichent un contrôle stylistique et vocal quasi sans faille. Aussi séduisante et enjôleuse que Pénélope Cruz, muse de la Movida, la mezzo soprano Adèle Charvet campe une Rosine convaincante. Selon l’interview du programme de salle, elle s’attache à incarner « une adolescente en pétard, à la fougue bien développée » plutôt qu’ « une vipère ». Moulée dans un top et des leggins noirs, agitant crânement sa chevelure opulente, elle prouve d’emblée son aisance dans le récitatif et cavatine « Una voce poco fa », aux colorature originales. Par la suite, ses contributions dans les ensembles vocaux confortent ces aspects. Tandis que la leçon de musique déploie les volutes belcantistes, elle danse simultanément la Sévillane sur la table. Tout au plus pourrait-on suggérer que le contrôle du registre aigu (crispé au-dessus de sol) pourrait s’améliorer. Aussi performante dans les vocalises que sa pupille, la basse Gezim Myshketa (le barbon Bartolo) assume pleinement l’emploi de buffo caricato, qu’il a pu expérimenter sur les scènes européennes, de Rome à Leipzig. La rondeur du timbre, la virtuosité du chant parlando ou le sotto voce n’ont pas de secret pour le chanteur d’origine albanaise, ni même ses facéties sans outrance.
En Figaro, le jeune baryton italien Paolo Bordogna fait valoir un aigu solaire (cavatine introductive « Largo al factotum ») et un phrasé rossinien acquis auprès d’Alberto Zedda, l’éditeur scientifique de l’œuvre rossinienne. Sans obérer son entregent désopilant, quelques faiblesses dans les vocalises et le staccato déséquilibrent cependant ses prestations au sein des ensembles. Véritable jeune premier sous chaque travesti, le ténor Philippe Talbot (comte Almaviva) brille davantage dans le cantabile (cavatine « Ecco ridende in cielo ») que dans l’écriture vocalisante. Sa canzone avec guitare (« Se il mio nome ») sonne comme la stase poétique de la soirée avec ses pianissimi susurrés dans les nuages, depuis les barreaux de l’échelle (on se souvient de sa remarquable prestation du Georges Brown de La Dame Blanche à l’Opéra-Comique, en février). Quant au contre-ténor Ray Chenez, familier des scènes européennes et américaines, sa prestation soliste de zarzuela recueille un franc succès mérité. Les seconds rôles – Philippe Estèphe en Fiorello, J.-P. Ellouet-Molina en officier de la garde – sont aussi correctement interprétés que joués. En revanche, la basse Basilio (Jacques Greg Belobo) assume peu les gradations du fameux « La calunia è un venticello », air pourtant idiomatique de tout buffo cantante.
Au second acte, relevons la vaillance du trio Rosina / Almaviva/ Figaro faisant chacun assaut de roulades belcantistes. Ou encore la farce du quintette avec Basilio, [faux malade] à la conscience vite achetée. Comme toujours à l’opera buffa, c’est la puissance du collectif en final d’acte qui tend le mieux vers la jubilation musicale. Clôturant le 1er acte, la progression distillée du quatuor vers le sextuor s’emballe comme une folle mécanique (on pense à celui superlatif de L’Italiana in Algeri) avant de freiner brutalement sur « immobile comme une statue ». On goûte ici le talent du dramaturge, apte à surprendre son public, hier comme aujourd’hui, alors que la composition et les répétitions de cet opéra n’ont pas dépassé 20 jours lors de sa création !
Première Loge remercie l’Opéra national de Montpellier pour son invitation gracieuse.
Rosine, Adèle Charvet
Figaro Paolo Bordogna
Comte Almaviva Philippe Talbot
Bartolo Gezim Myshketa
Basilio Jacques Greg Belobo
Berta Ray Chenez
Orchestre et choeurs de l’Opéra national de Montpellier, dir. Magnus Fryklund
Mise en scène : Rafael R. Villalobos
Opéra en deux actes de Gioacchino Rossini, livret de Cesare Sterbini. Créé le 20 février 1816 au Teatro Argentina à Rome.
Représentation du 30 septembre 2020