Crédit photos : © Annemie Augustijns
Très belle ouverture de saison au Grand Théâtre de Genève avec une AFFAIRE MAKROPOULOS puissante !
Le chef-d’œuvre de Leoš Janáček a trouvé en les personnes de Kornél Mundruczó et Rachel Harnisch des artistes à sa (dé)mesure. Un spectacle fort, auxquelles les dernières mesures sanitaires viennent malheureusement de mettre brutalement un terme…
Un orchestre fantôme
Le Grand Théâtre de Genève reprend L’Affaire Makropoulos que le réalisateur hongrois Kornél Mundruczó avait proposé à l’Opéra de Flandre pour l’ouverture de sa saison 2016-2017. En raison de la pandémie, la partie orchestrale a été enregistrée et est diffusée par haut-parleurs dans le théâtre, le chef étant malgré tout présent dans la fosse pour diriger les chanteurs. Une solution qui est un pis-aller, la bande-son, en dépit de sa qualité, étant loin de rendre le relief et toute la beauté de la pâte sonore que procure un véritable orchestre, mais qui a l’immense mérite de permettre, tout simplement, à la soirée d’avoir lieu ! Hélas, à peine ouverte, la saison 20-21 du Grand Théâtre se referme déjà, les autres représentations de L’Affaire Makropoulos venant d’être annulées en raison de la pandémie… Devant la qualité du spectacle, on ne peut qu’espérer une reprise de cette production lors d’une saison ultérieure.
Le metteur en scène propose une vison de l’œuvre forte, cohérente, inquiétante, hautement dramatique
Car c’est une mise en scène extrêmement convaincante qu’a proposée Kornél Mundruczó : sans céder aux tics qui encombrent les mises en scène actuelles et qui font que bon nombre de spectacles finissent par se ressembler (citons en vrac – et entre autres : l’utilisation de néons aveuglant les spectateurs, le fait de faire peindre par les personnages d’immenses inscriptions sur les murs, les chaises alignées et/ou renversées, la présence d’une poupée, d’un fauteuil roulant, d’un homme nu, du Joker de Batman, etc. etc.), le metteur en scène propose une vison de l’œuvre forte, cohérente, inquiétante, hautement dramatique – et qui, fort heureusement, ne fait pas l’impasse sur la dimension fantastique de l’ouvrage.
D’une fluidité toute cinématographique, la mise en scène fait heureusement l’économie de la fameuse « performance filmique » (procédé consistant à filmer en direct les acteurs/chanteurs et à diffuser leur image sur scène), laquelle finit par perdre de son impact à force d’être constamment imposée aux spectateurs, quelle que soit l’œuvre mise en scène. Kornél Mundruczó n’oublie jamais qu’il est au théâtre, et s’il utilise ponctuellement l’image filmique, par exemple pour créer un splendide arrière-plan (un jardin enneigé) derrière la baie vitrée de l’appartement d’Emilia, c’est le rythme et les procédés propres au théâtre qui sous-tendent toute sa vision de l’œuvre : si « gros plans » il y a, c’est le jeu de l’acteur, ou encore l’éclairage qui le font naître en attirant l’attention du spectateur, et non la solution de facilité consistant à projeter une image sur un écran.
Dans cette mise en scène, Emilia Marty se meurt et est aux abois dès sa première apparition sur scène. Et elle aura de plus en plus de mal à donner le change aux personnes qui la côtoient : sa perruque mal ajustée, ses évanouissements incessants, les plaies qui couvrent sa peau, les gélules qu’elle avale nerveusement trahissent le fait que l’élixir qui la maintient en vie depuis 300 ans perd de son efficacité – et que la fin est proche : durant 2 heures, c’est à la descente aux enfers d’une star du chant que l’on assiste. Au sens propre : Emilia Marty finit par s’enfoncer dans le sol tandis que tout ce qui l’entoure (êtres humains, mobilier) disparaît progressivement dans une obscurité grandissante.
Une remarquable exécution musicale
Pour rendre justice à cette vision forte et morbide, il fallait une interprète d’exception. Kornél Mundruczó l’a trouvée en la personne de Rachel Harnisch, littéralement habitée par le rôle. Créature chétive, femme brisée et comme déjà morte bien plus que diva hautaine et cassante, la soprano s’investit totalement, physiquement et vocalement, dans une incarnation fascinante, suscitant tour à tour la fascination, l’effroi, la pitié ou le dégoût.
À ses côtés, Aleš Briscein, voix saine et puissante, est un excellent Albert Gregor, Julien Henric un Jank Prus touchant, Michael Kraus un Jaroslav Prus autoritaire et inquiétant… mais il est injuste finalement de distinguer tel ou tel interprète de la distribution tant chacun d’entre eux prend part avec naturel et talent à cette formidable conversation en musique élaborée par Janáček pour ce qui devait être son avant-dernier opéra.
On regrette d’autant plus de n’avoir pu entendre les musiciens de l’Orchestre de la Suisse romande en live que la direction de Tomáš Netopil nous a paru excellente : Vive, colorée, nerveuse et pleine de tension, elle ne rompt jamais pour autant la continuité du discours musical.
Emilia Marty Rachel Harnisch
Albert Gregor Aleš Briscein
Vitek Sam Furness
Krista Anna Schaumlöffel
Jaroslav Prus Michael Kraus
Janek Prus Julien Henric
Dr Kolenatý Karoly Szemeredy
Hauk-Schenkdorf Ludovit Ludha
Orchestre de la Suisse Romande, Chœur du Grand Théâtre de Genève, dir. Tomáš Netopil
Mise en scène Kornél Mundruczó
L’Affaire Makropoulos
Opéra en 3 actes de Leoš Janáček, livret du compositeur d’après Karel Čapek, créé à Brno en 1926
Grand Théâtre de Genève, représentation du lundi 26 octobre 2020, 20h00