Le Barbier de Séville à Rome : faire de nécessité vertu, et même excellence !
Transcendant les limites imposées par les conditions sanitaires liées à la pandémie, Mario Martone signe un Barbier inventif extrêmement réussi.
Les contraintes liées à la pandémie ont, de façon surprenante, permis au metteur en scène Mario Martone de proposer un excellent spectacle, plein d’intelligence et d’imagination… qui plus est porté par d’excellents interprètes !
https://youtu.be/z6IXsHkIAKU
Tout devient théâtre dans la mise en scène de Martone !
Rome a inauguré sa saison d’opéra deux jours avant Milan, dans une période terriblement défavorable pour les théâtres. Mais contrairement à la Scala, l’opéra de Rome ne renonce pas à la mise en scène d’un opéra, et même de son opéra, celui qui, il y a 204 ans, au théâtre Torre Argentina a déchaîné le public (ou peut-être seulement une partie, mais extrêmement excitée !) avec ce qui dans les années à venir deviendrait une œuvre particulièrement populaire. Le Barbier de Séville est donc programmé au Costanzi dans une version sans public qui, disons-le d’emblée, s’est avérée être une excellente surprise, le metteur en scène Mario Martone faisant de nécessité vertu en proposant une solution théâtralement brillante.
L’ensemble du théâtre – scène, loges, coulisses, passages de service… – tout devient espace scénique, un décor absolument adapté à la vivacité des personnages et à la présence physique des interprètes. Le seul élément ajouté est une forêt de cordes courant d’un endroit à l’autre, semblant engloutir d’une part le plateau, dans une toile d’araignée qui emprisonne Rosine (« La malheureuse Rosina est prête à tout pour briser ses chaînes… ») quand nous sommes dans la maison de Don Bartolo, mais aussi le théâtre lui-même, prisonnier de cette pandémie. Les cordes seront coupées à la fin dans un geste libérateur, bienveillant et plein d’émotion, effectué par tous les participants, chanteurs, musiciens, techniciens et assistants de scène : on ne saurait mieux signifier, après une période douloureuse, une prochaine libération par l’art !
Tout devient théâtre dans la mise en scène de Martone : la « scarlatine » de Don Basilio (laquelle oblige tout le monde à remettre son masque pendant que Gatti, du podium, prend la température du chanteur avec un « thermoscan »…) ou la pulvérisation de désinfectant sur les toiles cirées par Figaro et Almaviva. Certains moments se teintent parfois d’une pointe d’amertume ironique, comme lorsque Fiorello regarde le théâtre désert : ses paroles « Tout est calme… Personne qui puisse troubler nos chants » prennent alors une signification assez triste… La scène de l’orage est exemplaire : elle est réalisée de façon magistrale, le déchaînement des éléments reflétant l’humeur de Rosina, seule et perdue dans l’immense plateau, tandis que les caméras captent les « bruits » de pluie, de vent, de tonnerre effectués sur des machines qui n’ont guère changé depuis le début des premières représentations théâtrales : dans l’orchestre, les instruments subliment en musique les bruits de la nature.
Un peu plus tôt, nous avons vu les couturières effectuer des changements de costumes à vue : dans la mise en scène de Martone, la réalité et fiction, le théâtre et le cinéma (la vidéo d’une course de motos, des films en noir et blanc), le passé historique et notre présent s’entremêlent joyeusement. Les beaux costumes d’Anna Biagiotti, qui revisitent les costumes d’époque, les lumières de Pasquale Mari, tout contribue à créer un spectacle visuellement harmonieux, trahissant à tout moment un amour irréductible pour le théâtre sous tous ses aspects. Martone conçoit par ailleurs sa mise en scène théâtrale en fonction de la réalisation télévisée, qu’il effectue lui-même : le résultat est impeccable et passionnant.
Une interprétation musicale à l’unisson de la mise en scène
Si l’on ne s’en tenait qu’ à l’aspect visuel, la soirée serait déjà un succès. Mais l’excellence de la partie musicale en fait un spectacle quasi unique. L’interprétation de Daniele Gatti est pleine de sensibilité et révèle constamment son amour pour Rossini et sa musique. Gatti dirige habilement une distribution pour le moins exceptionnelle. Avec Alessandro Corbelli et Alex Esposito, on pouvait s’attendre à un Don Bartolo et un Don Basilio de référence. Pourtant, nos attentes ont, si possible, été dépassées. Pour la présence vocale (phrasé, expressivité, incisivité) et la présence scénique, les deux interprètes se sont surpassés. Au demeurant, cette distinction entre chanteur et acteur est ici bien peu pertinente : où le chanteur finit-il et où l’acteur commence-t-il ? Avec Corbelli et Esposito, la question est inutile tant tous deux, bien que de personnalités différentes, opèrent l’heureuse fusion de ces deux aspects. On se souviendra longtemps en tout cas de ce Bartolo sinistre en fauteuil roulant (ce qui ne l’empêche nullement de se faufiler dans la cabine du metteur en scène pour gêner la fuite des deux amants !) et de ce Basilio jamais caricaturé mais extraordinairement caractérisé.
Le jeune baryton polonais Andrzej Filończyk est un Figaro plein de vie faisant entendre une belle ligne vocale, tout aussi jeune est l’Almaviva du ténor russe Ruzil Gatin, qui confirme la bonne impression faite dans le même rôle à Florence il y a un peu plus d’un mois, même s’il semble ici dans une forme moins éblouissante (et on ne lui offre pas la possibilité de se faire remarquer dans le rondo final, coupé). La mezzo-soprano russe Vasilisa Berzhanskaya (elle faisait également partie de la production florentine fin octobre) est une Rosina pétillante, d’une maturité surprenante, avec un timbre personnel, un fort tempérament, et faisant preuve d’une agilité précise. Roberto Lorenzi (un Fiorello de luxe), Patrizia Biccirè (une belle Berta) et les autres interprètes sont également excellents.
Pour une fois, la fin du spectacle n’est pas marquée par l’habituel silence angoissant : on entend le bourdonnement des chanteurs qui gagnent leurs loges, les instrumentistes qui se lèvent et récupèrent leurs instruments, les techniciens qui quittent la scène en faisant des commentaires entre eux : le théâtre continue de vivre, même dans l’adversité. La leçon de Martone est précieuse : les contraintes actuelles peuvent susciter des stimuli créatifs si nous savons les saisir.
Le spectacle sera retransmise le 31 décembre sur Rai5, mais si vous l’avez raté, revoyez-le immédiatement sur RAI Play, sans attendre le Nouvel An !
Pour lire cet article en VO (italien) : Opera in casa
Figaro Andrzej Filończyk
Almaviva Ruzil Gatin
Bartolo Alessandro Corbelli
Basilio Alex Esposito
Fiorello Roberto Lorenzi
Rosina Vasilisa Berzhanskaya
Berta Patrizia Biccirè
Orchestre et Chœur du Teatro dell’Opera di Roma Orchestra and Chorus, dir. Daniele Gatti
Mise en scène Mario Martone
Le Barbier de Séville
Opéra en deux actes de Gioacchino Rossini, livret de Cesare Sterbini. Créé le 20 février 1816 au Teatro Argentina à Rome.
Représentation du 05 décembre 2020, Rome (Opéra)