Faut-il s’en réjouir ? Dix grandes années d’austérité drastique imposée et subie plus une pandémie et ses ravages – et pourtant, l’Opéra d’Athènes se lance dans une vaste opération de prestige. De pleines pages de publicité dans les journaux internationaux en vue d’une renaissance culturelle annoncée à grand frais, dans une coproduction avec deux opéras, suédois et danois. La réalisation mozartienne est-elle à la hauteur de l’enjeu ?
Don Giovanni est donc à l’affiche. Mais sans public et donc disponible en vidéo [1]. D’emblée une première limite s’invite sur notre écran : la représentation n’est pas toujours bien filmée, particulièrement dans la première partie. Des cadrages malheureux et de trop fréquents changements d’angle de prises de vue semblent parfois mal adaptés au drame musical et ne rend pas toujours bien compte du décor et la mise en scène.
John Fulljames, le metteur en scène, a choisi de situer l’action de nos jours, dans un lieu unique, hôtel anonyme que l’on devine luxueux, avec ascenseur, portes de chambres et surtout hall d’accueil où se déroule l’essentiel de l’opéra. La fête masquée, au final du premier acte, met à profit cette modernité en projetant en arrière plan un impressionnant décor nocturne de grattes ciel. Au second acte, le décor change : tellement sombre qu’il est quasi indéchiffrable. La scène du cimetière se déroule… dans un abattoir où sont accrochées des carcasses de viandes, symboles d’un mortifère festin de la chair. La dépouille du Commandeur est accrochée au milieu. Lorsque celui-ci acquiesce de la tête à la fameuse invitation à dîner, Leporello puis Don Giovanni sont saisis d’effroi. Pas nous, face à ce moment grand guignol qui ne fonctionne pas, filmé de trop près. Ensuite, le retour dans le décor d’hôtel du début retrouve des marques cohérentes. La scène finale revient au point de départ et de luxure, dans le lit de Don Giovanni. Pas de dîner mais une orgie de sexe, avec femmes soumises et gigolo pour bien redire que le Don est bi. « Viva la liberta » alla Sade et une scène finale menée de main de maître.
Durant tout le spectacle, la direction d’acteurs est aussi juste que fine. L’ouverture donne le ton. Nous sommes face à un vaste lit aux draps noirs où Don Juan est étendu avec deux jolies dames dénudées – et un éphèbe, nu, dans le ruisseau du lit. Des garçons d’étage les éjectent tout en désinfectant la chambre, actualité sanitaire oblige. Le séducteur porte beau, mais – et c’est d’ailleurs un des intérêts du spectacle – il affiche la bonne cinquantaine. Costume croisé, cravaté comme un homme d’affaire sûr de sa puissance, Tassis Christoyannis a la prestance et la voix du rôle. C’est lui qui porte le spectacle et impose un intérêt renouvelé.
Le reste de la distribution est purement grecque, comme issu d’une troupe à l’ensemble très solide, sans étoile, mais avec de belles qualités vocales et un engagement de tous les instants.
Le Commandeur abyssal de Petros Magoulas impressionne. La Zerline très sexy de Chrissa Maliamani capte la lumière dès son apparition, alors que son Masetto n’a rien du valet inconsistant que l’on représente souvent. Campé en homme d’un monde étranger à la perversion, Nikos Kostenidis est plus que convainquant, tant scéniquement que vocalement.
Personnage dans l’ombre de son maître, peureux dès la première scène, grand dadais un peu simplet, voire bouffon dérisoire dans la scène d’échange de rôle que son maître lui fait jouer sous le balcon d’Elvire, le Leporello de Tasos Apostolou a la voix parfois engorgée, à la projection un peu courte.
La Donna Elvira d’Anna Stylianaki est loin des incarnations hystérisées mais restant un peu trop en retrait, elle manque d’abattage ; est-ce un choix du metteur en scène ? Vassiliki Karagianni interprète Donna Anna avec vaillance et aussi une mélancolie assez bien venue, vocalisant de façon stupéfiante d’assurance.
On se demande ce que cette Anna a bien pu trouver à Ottavio, tant Yannis Chritopoulos peine à convaincre, avec des aigus serrés et un timbre peu flatteur. De plus, dans le final du premier acte, la mise en scène le transforme en efféminé ridicule dans une terrible robe verte de travesti, se faisant taquiner par Leporello…
Le chef Daniel Smith dirige de façon assez traditionnelle mais énergique un orchestre manquant parfois de cohésion et de couleurs, affichant quelques décalages. Mais il n’est guère flatté par la restitution sonore. Le clavecin accompagnant les récitatifs est lui d’un prosaïsme d’un autre âge.
En ces temps sidérants, un tel spectacle cohérent est réjouissant. Pour le bonheur de tant d’artistes impliqués – et celui de spectateurs curieux.
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[1] À voir sur nationalopera.gr/GNOTV jusqu’à la fin juillet.
Don Giovanni Tassis Christoyannis
Leporello Yannis Chritopoulos
Don Ottavio Tasos Apostolou
Masetto Nikos Kostenidis
Le Commandeur Petros Magoulas
Donna Anna Vassiliki Karagiann
Donna Elvira Anna Stylianaki
Zerline Chrissa Maliamani
Orchestre et chœur de l’Opéra National de Grèce, dir. Daniel Smith
Mise en scène John Fulljames
Don Giovanni
Dramma giocoso en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart; livret de Lorenzo da Ponte d’après Giovanni Bertati, créé le 27 octobre 1787 au Gräflich Nostitzsches Nationaltheater de Prague.
Production de l’Opéra Nnational Grec, février 2021. Disponible en streaming sur le site du GNO (10 euros)
1 commentaire
Ce commentaire m’afflige, non, je me reprends, c’est ce qui est commenté qui est affligeant. D’un côté, une initiative audacieuse de la Grèce qui redresse la tête après des années d’avanies, une oeuvre magnifique et des interprètes solides. Bravo ! De l’autre, une réalisation calamiteuse : manque de moyens, inexpérience, incompétence ? Fâcheux mais améliorable… une autre fois En revanche, la mise en scène signe magistralement un gâchis. Des quartiers de viande ? Je suppose que, pour Don Juan, les femmes, et pas seulement, ne sont que de la « bidoche ». A moins qu’il s’agisse de démontrer la mortalité de la chair ? Quant au final, gommés – semble-t-il – l’orgueil démesuré et le défi métaphysique de DonJuan réduit à un « queutard » bi et un tantinet partouseur. Pour titiller la libido des spectateurs ? Quel apport à cette œuvre ? Doit-on s’attendre un jour ou l’autre à un « Don Juan « X » », comme les films ? Ces relectures « modernes » de carton-pâte et sous la ceinture me sortent par les yeux, mais bien pire me navrent pour l’oeuvre elle-même, l’ambition du projet culturel de la Grèce et bien plus encore pour les interprètes, leur talent, leur dignité et …. leur courage. Que diable allaient-ils faire dans cette galère ? Allez, croisons les doigts pour que spectacle suivant soit d’une autre eau. Tous mes vœux.