À l’Opéra de Lille, un Pelléas et Mélisande sobre et poignant
Crédits photos : © Frederic Iovino
Hasard des programmations, Pelléas, le royaume d’Allemonde et son château plein d’ « endroits où l’on ne voit jamais le soleil » sont particulièrement à l’honneur en cette période de confinement : après Dijon fin 2019, Bordeaux en septembre 2020, Genève en décembre 2020, Rouen en janvier 2021, c’est à l’Opéra de Lille de proposer le chef-d’œuvre de Debussy, dans une version captée les 20 et 22 mars derniers et qui sera mis en ligne sur Operavision à partir du 9 avril.
Un metteur en scène qui n’impose rien mais suggère
Cette nouvelle production est, à tout point de vue, une très belle réussite. Visuellement, le spectacle proposé par Daniel Jeanneteau est très fort. À rebours de l’actuelle tendance consistant à plaquer sur les œuvres un discours qui lui est plus ou moins étranger et à sommer le spectateur d’y adhérer, au risque parfois de le laisser parfaitement indifférent à ce qui se passe sur scène – ou pire, de l’irriter ! –, Daniel Jeanneteau, à l’instar d’un Bob Wilson mais avec des moyens et dans une esthétique très différents, n’impose rien mais suggère, ouvre des pistes, révèle les possibles de l’œuvre tout en en cristallisant la teneur poétique et dramatique. Deux grands murs gris de part et d’autre d’un sol lui aussi gris béton, le plateau étant percé d’un immense trou – dans lequel Pelléas disparaîtra au moment de sa mort – figurant aussi bien l’étang du premier acte que la fontaine du parc, le fond de la scène disparaissant dans une obscurité complète : l’on pouvait craindre que la scénographie se révèle trop austère sur la durée et engendre une certaine lassitude au fil des cinq actes. Elle permet en fait, outre de très poétiques apparitions et disparitions de personnages (tel ce chevalier en armure, seule allusion au contexte médiéval de l’intrigue, qui traverse lentement la scène au début du second acte et dont la silhouette disparaît lorsque Mélisande perd l’anneau de Golaud), de focaliser l’attention sur les relations entre les personnages et le jeu des acteurs (les interprètes s’avérant tous être d’excellents comédiens). Le personnage de Mélisande est particulièrement intéressant : mal fagotée au premier acte, avec une coupe de cheveux à la garçonne (la si féminine Vannina Santoni en devient méconnaissable !) et vêtue d’un simple pantalon et d’un sweat à capuche, le personnage est dans un premier temps quasi asexué : tout se passe comme si les personnages masculins (Arkel inclus) allaient projeter sur elle une féminité et une sensualité exacerbées, qui correspondent en fait fort mal à la vraie nature du personnage et que Mélisande semble porter malgré elle, comme ces habits dont on l’affuble au deuxième acte (une robe rouge, des chaussures élégantes) mais dans lesquels elle se sent très mal à l’aise – au point de s’en dévêtir au profit d’un pantalon noir et d’un chemisier blanc qui finissent par faire de la jeune femme un quasi double de Pelléas.
À partir de là, les relations entre Mélisande et les hommes se nouent et se dénouent sur un fond de tensions plus ou moins explicites, de violences retenues ou tangibles, ou encore sur une alternance de faux semblants, de non-dits et de vérités dévoilées, que symbolise un très beau jeu sur la lumière (les personnages passent de l’ombre à la clarté de façon constamment signifiante) : c’est là une dramaturgie sans doute bien plus efficace (parce que moins directive et réductrice) que ne le serait une simple « actualisation » du propos de Maeterlinck.
Musicalement, une grande réussite !
Musicalement, c’est splendide, et le public, certes restreint, n’a pas ménagé ses applaudissements envers les artistes. Les rôles secondaires sont excellement tenus : avec le jeune Hadrien Joubert (membre de la maîtrise de Caen), toujours précis et musical, on gagne en vérité dramatique ce qu’on perd en stricte puissance vocale (la voix du jeune chanteur se noie parfois sous le flux orchestral, mais la prise de son rectifiera sans doute les choses !) Marie-Ange Todorovitch met son timbre si personnel et son habituelle attention aux mots au service de Geneviève, dont elle détaille la lettre avec beaucoup de sensibilité. En quelques répliques seulement, Damien Pass parvient à faire du médecin un vrai personnage, et fait valoir un beau timbre sombre et une belle projection.
Jean Teitgen, dans un rôle qu’il interprète souvent ces temps-ci, semble avoir atteint le juste équilibre entre déclamation et musique, intelligibilité et pureté de la ligne de chant : constamment compréhensible (c’est une qualité qu’il partage d’ailleurs avec tous ses collègues), il prête au chant d’Arkel des accents d’une noble humanité, portés par un timbre aux couleurs à la fois profondes et tendres. À coup sûr, un des meilleurs titulaires du rôle aujourd’hui.
Alexandre Duhamel est un Golaud exemplaire. Le chanteur traduit à merveille la maladresse du personnage, sa brutalité parfois, mais aussi ses failles, ses doutes, et la tendresse dont il est aussi capable, avec notamment un « Me pardonnes-tu Mélisande ? » ou un « Est-ce que ce n’est pas à faire pleurer les pierres ! » dont l’émotion, tout intériorisée, n’en est que plus prégnante. Superbe !
Julien Behr campe lui aussi un Pelléas sensible et poétique, très impliqué scéniquement et vocalement, et qui trouve peut-être ses plus beaux accents dans la quatrième scène de l’acte 4, lorsqu’il avoue son amour à Mélisande… et à lui-même. La voix (et celle de ses collègues également, d’ailleurs) est parfois un peu couverte par l’orchestre, mais cela est peut-être dû à la disposition des musiciens, qui occupaient non seulement la fosse d’orchestre mais encore tout le parterre du théâtre, se trouvant ainsi inhabituellement proches du public. La prise de son permettra sans doute de rééquilibrer la balance pour la version filmée.
Quant à Vannina Santoni, la sensualité délicate de sa voix offre un très intéressant contraste avec l’incarnation scénique volontairement plus neutre qu’elle propose. Un contraste qui participe du mystère du personnage, lequel traverse le drame avec un subtil mélange de transparence et d’opacité dont la chanteuse rend parfaitement compte, faisant alterner impassibilité et émotion – une émotion tantôt frémissante, tantôt très discrète – comme lorsque la voix blanchit soudainement pour avouer à Golaud, au début du second acte, qu’elle se sent malade à Allemonde.
François-Xavier Roth retrouve Pelléas près de 20 ans après l’avoir dirigé pour la première fois. La lecture qu’il en propose, portée par l’excellent orchestre Les Siècles (on note quelques défaillances des cors au début de la représentation, mais la seconde prise réparera sans doute cet accident pour la version captée), équilibre judicieusement drame – les moments de tension extrême ou de brutalité sont rendus avec une rare violence – et poésie, parvenant à traduire avec une grande finesse tout le panel d’émotions et de couleurs déployées par le compositeur.
Un spectacle d’une grande force, qui devrait faire l’objet de reprises à Lille mais aussi à Caen : à ne pas rater ! En attendant, rendez-vous sur Operavision dès le 9 avril, en espérant que la captation garde intacte l’émotion du spectacle.
Pelléas Julien Behr
Golaud Alexandre Duhamel
Arkel Jean Teitgen
Yniold Hadrien Joubert de la Maîtrise de Caen
Le médecin Damien Pass
Mélisande Vannina Santoni
Geneviève Marie-Ange Todorovitch
Orchestre Les Siècles, Chœur de l’Opéra de Lille, dir. François-Xavier Roth
Mise en scène et scénographie Daniel Jeanneteau
Pelléas et Mélisande
Drame lyrique en 5 actes de Claude Debussy, livret de Maurice Maeterlinck, créé le 30 avril 1902 à l’Opéra-Comique (Paris)
Opéra de Lille, captation du 20 mars 2021