© Opéra de Rome
Filmée à Rome, Une Traviata originale et émouvante
L’opéra de Rome propose une Traviata spécialement conçue en fonction des conditions sanitaires particulières que nous connaissons, avec un résultat original, l’objet final étant un moyen terme entre représentation théâtrale et film. Une belle réussite et un spectacle émouvant.
Un objet hybride, être théâtre et cinéma
Le Barbier, La Traviata, La Bohème : sans ces titres, la programmation des théâtres italiens serait diminuée de moitié ! Après la belle expérience d’Il barbiere di Siviglia en temps de pandémie, l’Opéra de Rome tente à nouveau l’expérience avec une Traviata diffusée en streaming sur RAI 3 (film non encore disponible en France).
Ce film est le résultat de cinq jours de tournage en direct, le film ayant ensuite été monté en studio. Le réalisateur et metteur en scène Mario Martone est responsable de la mise en scène, du tournage et du montage. Il dit de son travail : « C’est du théâtre qui se dissout dans le cinéma, qui change d’état physique et devient fluide, pénétrant jusque dans les recoins de la partition, captant chaque élément dramaturgique. Verdi ou Rossini ne sont pas seulement de grands compositeurs, ce sont aussi de grands auteurs de théâtre »
Un sens du drame puissant
Il y a un moment de grande émotion dans sa mise en scène : lors du finale, Violetta meurt seule, Alfredo et son père, Annina et le Docteur ont disparu ; le rideau s’ouvre et Violetta s’avance vers le proscenium, tout le théâtre est vide, elle tombe et les bras inanimés de celle qui « a tant souffert » pendent dans la fosse, désertée par l’orchestre. Pendant le générique de fin, lumières éteintes, le lustre s’élève avec un bourdonnement sourd. C’est cette dernière image, pensée par un Mario Martone dont le sens du drame est indéniable, qui reste gravée dans notre mémoire,
Le début est lui aussi visuellement frappant : dans sa chambre (la loge royale…) Violetta accompagne un vieux client jusqu’à la porte, puis s’effondre épuisée sur le canapé, montrant ses jambes habillées de bas d’une la demi-mondaine parisienne (des bas à rayures vives) tandis qu’Annina compte les billets. N’oublions jamais, semble nous dire le réalisateur, que Violetta est une prostituée, de haut rang, mais quoi qu’il en soit une femme qui vend son corps. Certains gestes symboliques représentent le mépris des hommes, tels les manteaux jetés sur son lit, d’abord par les invités de la fête, puis par les clients invisibles du passé alors qu’elle chante, en s’illusionnant, qu’elle est « Toujours libre ». Germont père fera de même au troisième acte, sans se soucier du fait qu’il s’agit du lit d’une femme mourante.
La Traviata a fait l’objet d’innombrables transpositions et adaptations : le fait qu’il s’agisse d’une histoire contemporaine du public de 1853 a eu un impact choquant sur le public d’alors, et il faut imaginer quelque chose de tout aussi scandaleux pour le public d’aujourd’hui si l’on veut conserver le sens de l’opéra. Martone choisit de préserver le cadre du XIXe siècle par les costumes (d’Anna Biagiotti) et le mobilier, tout en utilisant l’Opéra de Rome comme décor. Les spectateurs virtuels sont accueillis par le lustre de la salle des Costanzi, descendu à quelques mètres du sol, se profilant avec ses trois mille kilos de cristaux de Bohème. Le parterre est complètement vide – les fauteuils cassés vont enfin être remplacés ! – et une grande table centrale, encombrée de bouteilles et de verres à champagne, est utilisée pour la fête chez Valéry. Elle sera ensuite utilisée dans le deuxième acte comme table de jeu chez Bervoix et pour les évolutions des gitanes et des toreros. Le théâtre tout entier devient un espace scénique : les loges, les escaliers, le foyer, les couloirs, tout est utilisé, y compris les recoins cachés, refuge de petits moments de plaisir comme cela se produit dans chaque fête légèrement transgressive.
Nous revenons à la scène proprement dite à l’acte II : les arbres de la campagne où les deux amants se sont réfugiés sont peints sur des toiles qui descendent et proviennent, ironiquement, de mises en scène précédentes. La précarité de ce tableau idyllique est cruellement mise en évidence par le vieux Germont, qui démonte littéralement le décor : il tire sur les cordes et les « arbres » tombent au sol, à la grande surprise d’Annina et de Giuseppe, les serviteurs de Violetta. Un monde détruit en un instant…
Ce qui est moins convaincant dans la lecture de Martone, ce sont les séquences tournées en extérieur pour le voyage d’Alfredo de sa maison de campagne à Paris (mais des fenêtres de la voiture, on voit des ruines romaines…) et le duel avec le Baron, à peine mentionné dans le livret, mais ici joué (aux Thermes de Caracalla…). Inutile également la prise de rue du chœur célébrant le carnaval au milieu des voitures garées et avec des bus en arrière-plan.
Une très belle réussite musicale
Daniele Gatti n’omet aucune des pages qui sont habituellement coupées (les deux reprises de Violetta : au premier acte « A me fanciulla, un candido » de l’aria « Ah, forse è lui » et au troisième « Le gioie, i dolori tra poco avran fine » de l’ « Addio del passato« , ainsi que quelques lignes dans le duo avec Alfredo. Mais ce qui surprend dans sa direction, ce sont les tempi rapides et le respect absolu de la partition originale, sans les rallentandi et les crescendi de la « tradition » : la musique a ici une anxiété qui exalte le caractère tragique d’une vie dont les minutes sont comptées. Sans exagérer les niveaux sonores, Gatti laisse aux chanteurs la possibilité de s’exprimer. Si l’’ensemble s’avère réussi, c’est également grâce aux qualités des trois interprètes principaux : la soprano américaine Lisette Oropesa, que nous retrouverons cet été dans le rôle de Violetta aux Arènes die Verona (si tout va bien), alterne depuis quelque temps déjà les rôles plus légers de Hébé (Les Indes galantes), Gilda (Rigoletto), Susanna (Le Nozze di Figaro), Konstanze (Die Entführung aus dem Serail) et Leila (Les Pêcheurs de perles) et certains rôles plus exigeants sur le plan dramatique, comme Lucia ou Violetta. Son timbre est toujours cristallin et son agilité ne fait pas défaut, tout comme ses aigus, y compris la puntatura finale de « Sempre libera« . Il y a certainement eu des Violetta plus déchirantes au troisième acte (Ermonela Jaho, par exemple), mais l’émotion est loin d’avoir manqué, même sans effets expressionnistes.
Saimir Pirgu est un chanteur sensible et intelligent qui a su s’adapter à la situation : n’ayant pas à « se faire entendre même jusqu’au dernier rang » et disposant d’un micro à quelques centimètres seulement de l’organe vocal, il a pu mettre en place un chant à mi-voix et tout en nuances. Il n’a pas eu besoin de démontrer sa puissance vocale et si le point d’orgue final de « volisi | l’offesa a vendicar » (au demeurant non prévu par le compositeur) manque, c’est parce que dans ce contexte il n’aurait guère eu de sens.
Roberto Frontali propose un Germont très humain, ayant presque des remords pour ce qu’il s’apprête à demander. Le chanteur fait entendre des couleurs et un phrasé d’école, les mots étant « sculptés » sans être exagération. Les seconds rôles sont excellents : le baron Douphol de Roberto Accurso, Angela Schisano (Annina), Anastasia Boldyreva (Flora), Rodrigo Ortiz (Gastone), Arturo Espinosa (D’Obigny), Michael Alfonsi (Giuseppe) et Andrii Ganchuk (Dottore).
Mais maintenant, cessons les opéras en streaming : nous voulons retourner au théâtre ! (avec peut-être avec un peu moins de Traviata…)
Violetta Valéry Lisette Oropesa
Flora Anastasia Boldyreva
Annina Angela Schisano
Alfredo Germont Saimir Pirgu
Giorgio Germont Roberto Frontali
Gastone Rodrigo Ortiz
Barone Douphol Roberto Accurso
Marchese d’Obigny Arturo Espinosa
Dottor Grenvil Andrii Ganchuk
Un Commissionario Francesco Luccioni
Domestico di Flora Leo Paul Chiarot
Giuseppe Michael Alfonsi
Orchestre, chœur et ballet du Théâtre de l’Opéra de Rome, dir. Daniele Gatti
Mise en scène, décors et réalisation filmique : Mario Martone
La Traviata
Opéra en trois actes de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave d’après La Dame aux Camélias d’Alexandre Dumas fils, créé à la Fenice de Venise le 6 mars 1853.
Film réalisé à Rome (à l’Opéra et en extérieur) en mars 2021.