Crédits photos : © Pierre Grosbois
D’abord, dire le plaisir et le frisson éprouvés à renouer avec le spectacle vivant, après ces mois de concerts télévisés, opéras en replay, pièces de théâtre au format smartphone, symphonies numériques et Boléro de Ravel haché façon split-screen. Dans la petite salle de l’Athénée, remplie autant que le permet sa jauge réduite, l’émotion est palpable, qui se manifeste par des applaudissements avant même le lever de rideau. Et un serrement de gorge lorsque les premières notes de l’Orchestre Pelléas montent de la fosse… Nicht wahr, Anna ?
Le ballet-dansé de Weill et Brecht, dernière œuvre du duo de Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, alors en exil à Paris au début de l’année 1933, est ici présenté dans sa version chambriste (réduction à 15 instruments par les soins de HK Gruber). Jacques Osinskyi a eu l’idée de l’entrecouper de trois intermèdes constitués par des standards des songs de Weill : « Complainte de la Seine », « Je ne t’aime pas » et « Youkali ». De la quarantaine de minutes habituelle, le spectacle atteint ainsi l’heure, durant laquelle un mélange de sentiments contradictoires nous assaille.
Car, autant l’admettre d’emblée, on aurait voulu aimer sans réserves ces Sept Péchés capitaux de la petite-bourgeoisie (titre complet du livret de Brecht), et l’on n’y parvient pas tout à fait, pour des raisons autant musicales que scéniques.
Pour raconter l’histoire de ces deux sœurs (ou deux facettes d’une même fille innocente) parties chercher fortune dans les grandes métropoles américaines afin de permettre à leur famille restée en Louisiane de se construire une maison, Weill-Brecht ont imaginé une sorte de Moralität grinçante. Confrontées sept années durant aux péchés bibliques dans sept Babylone climatisées, Anna 1 (la chanteuse qui ordonne/sermonne) et Anna 2 (la danseuse qui obéit/se rebelle) vont accomplir un parcours initiatique aux nombreux détours ironiques, parvenant à leurs fins en y laissant quelques plumes et pas mal d’innocence. Leurs pérégrinations et péripéties sont accompagnées, à intervalles irréguliers, par les commentaires d’un quatuor vocal – la Famille -, sorte de chœur antique faussement pieux quand il n’est pas d’un cynisme absolu.
Le duo Natalie Perez/Noémie Ettlin pare le(s) personnage(s) d’Anna d’une complicité ambiguë, et toutes deux occupent avec autorité et aisance le plateau de l’Athénée. Mais la voix de la mezzo peine trop souvent à franchir le rideau de l’orchestre, défaut d’autant plus regrettable que son interprétation des trois songs révèle, outre une diction parfaite, un timbre et un phrasé enjôleurs. Peut-être Natalie Perez (étonnant sosie de Phoebe Waller-Bridge, qu’on s’attendait à tout moment à voir décocher au public un regard « à la Fleabag») s’économisait-elle en ce soir de reprise ? Il n’en est pas de même avec Noémie Ettlin, dont le langage corporel éloquent noue un dialogue constant avec sa partenaire et confère une véritable existence à Anna 2. On regrette que le dispositif scénique imaginé par Yann Chapotel relègue dans un arrière-plan brumeux le quatuor familial, au jeu peu lisible, et que la scène soit surplombée/écrasée par des projections vidéo moyennement inspirées (références appuyées et assez « tarte à la crème » aux films de Lynch). Cette omniprésence de la vidéo dans les mises en scène d’opéra est en train de virer au tic arty. Pourquoi ne pas laisser aux spectateurs le soin de se « faire leur cinéma » en s’imprégnant des images créées par les chanteurs et la scénographie, au lieu de leur imposer un écran parasite ?
Réussite incontestable de la soirée, l’orchestre de chambre Pelléas rutile, tout en gouaille, sous la direction précise et ludique de Benjamin Levy. Espérons que nous aurons d’autres occasions de les entendre dans ce répertoire qu’ils ont jusqu’à présent peu fréquenté, tant le catalogue de Weill recèle de joyaux symphoniques.
Anna 1 Natalie Perez
Anna 2 Noémie Ettlin
Frère 1 Manuel Nuñez Camelino
Frère 2 Camille Tresmontant
Père Guillaume Andrieux
Mère Florent Baffi
Orchestre de chambre Pelléas, dir. Benjamin Levy
Mise en scène Jacques Osinski
Scénographie et vidéos Yann Chapotel
Lumière Catherine Verheyde
Costumes Hélène Kritikos
Die Sieben Todsünden (Les Sept Péchés capitaux )
Ballet dansé de Kurt Weill créé le 7 juin 1933 au Théâtre des Champs-Élysées, livret de Bertolt-Brecht.
Théâtre de l’Athénée, 27 mai 2021