Didon et Énée au Grand Théâtre de Genève : allonger la sauce du dindon
Crédit photos : © Carole Parodi
Production « innovante » de l’opéra de Purcell au Grand Théâtre de Genève
Emmanuelle Haïm est à la baguette de son Concert d’Astrée pour une très libre interprétation de Didon et Enée due à Franck Chartier et sa compagnie de danse contemporaine Peeping Tom, disponible sur ARTE CONCERT, qui surprendra plus d’un spectateur.
Soyons clair. Comme maint opéra en un acte, L’heure espagnole de Ravel, par exemple, le Didon et Énée de Purcell est un vrai casse-tête pour les maisons d’opéra. Cette splendide partition offre à peine une heure de musique et ne peut ainsi contenter l’appétit du public ni satisfaire aux impératifs budgétaires. Benjamin Britten, qui a souvent dirigé l’opéra de Purcell, avouait la difficulté de trouver le complément idéal à ce petit chef d’œuvre. Alors que faire ? Renvoyer les spectateurs après leur avoir aiguisé l’appétit ? Ou, comme en cuisine, allonger et épicer la sauce pour calmer leur faim.
C’est la solution choisie par le Grand Théâtre de Genève. Le texte de présentation d’ARTE indique que l’œuvre de Purcell est présentée avec des « incursions musicales » et des « intermèdes » du compositeur et membre du Concert d’Astrée, Atsushi Sakaï, c’est à dire avec une partition qui fait le lien entre les composantes de celle de Purcell et le texte parlé (en anglais) d’une nouvelle intrigue, dû à Franck Chartier et ses complices de la compagnie des Peeping Tom. C’est le nom du seul habitant de Coventry qui osa regarder Lady Godiva passer nue sur son cheval dans les rues de la ville au XIe siècle et le surnom donné aux voyeurs indélicats chez les Anglo-saxons. Alors à quoi s’attendre, surtout lorsqu’on vous avertit que des scènes du spectacle sont déconseillées à un public jeune et sensible ?
Certes, même s’ils semblent s’inscrire dans la logique d’un récit qui explore la psyché de l’héroïne de Purcell comme le Dr Jekyll & Mr Hyde de R. L. Stevenson, des épisodes de cette intrigue parallèle peuvent choquer. Voir une femme âgée déshabiller un homme pour lui faire une fellation, simplement suggérée, ou voir le même homme paraitre nu, le corps couvert de sang, le cadavre de son fils sur les épaules avant de s’accoupler avec une jeune femme ne laisse pas indemne. L’action se passe dans le décor unique d’une chambre-bibliothèque aux murs couverts de tableaux où trône un lit immense que surplombe la galerie de la Chambre des Communes. Pendant que les chanteurs exécutent l’opéra de Purcell, les Peeping Tom nous offrent son versant noir, avec figures de réfugiés et récits d’esclavage, dans une parabole violente sur les horreurs de notre temps comme inspirée de l’univers macabre, grotesque et cruel de leur compatriote Michel de Ghelderode. Leur Didon, renommée Didi, ressemble à la reine Anne alourdie par ses dix-sept grossesses que campe Olivia Colman dans La Favorite de Yorgos Lanthimos. Ancienne cantatrice, c’est la veuve tyrannique d’un autocrate du style Ceausescu, obsédée par le décès de son époux, la nécessité de le remplacer, son emprise sur son peuple et la satisfaction de ses pulsions sexuelles. Elle finit à moitié étouffée sous le sable qui envahit sa demeure après une tempête et une révolte, dans une atmosphère digne du Titus Andronicus de Shakespeare, sa tragédie la plus sanglante ou des Désastres de la Guerre de Goya.
Pour compliquer le tout; les rôles des sorcières qui jurent la perte de Didon, renommée ici Elissa, son second prénom, sont tenus par les mêmes qui tiennent les rôles d’Elissa et Belinda, sa suivante. Le pauvre Énée, rôle déjà réduit à la portion congrue chez Purcell, est ici un bellâtre qui passe ici le plus clair de son temps à boire du thé et à grignoter des biscuits, indifférent au monde autour de lui. Il pourrait alors se demander comme Didi « Why am I among this crap ? ». Que les mises en scène d’opéra reflètent notre temps est très légitime. Mais ici l’opéra de Purcell devient anecdotique, tourné en dérision et poussé sur la banquette arrière. Comment alors entendre les chanteurs, excellents, mais réduits au rôle de comparses, et l’orchestre, à celui de musique d’ameublement ? À trop épicer la sauce, on en perd le goût.
Spectacle visible sur le site d’Arte.
Compagnie Peeping Tom
Didon, la Magicienne, un Esprit Marie-Claude Chappuis
Belinda, Seconde sorcière Emőke Baráth
Deuxième dame, Première sorcière Marie Lys
Énée, un marin Jarrett Ott
Le Concert d’Astrée, Chœur du Grand Théâtre de Genève, dir. Emmanuelle Haïm
Composition et direction des musiques additionnelles : Atsushi Sakaï
Mise en scène Franck Chartier / Peeping Tom
Coproduction: RTS
Didon et Énée
Opéra en trois actes d’Henry Purcell sur un livret de Nahum Tate (1689)
Grand Théâtre de Genève, 2 mai 2021.
Spectacle visible sur le site d’Arte.