Le Diable à Paris : Satan n’est plus ce qu’il était !
Il faut bien reconnaître que depuis une bonne quarantaine d’années, l’opérette et l’opéra-bouffe, à quelques exceptions près, sont en sommeil… Et c’est bien dommage, car c’est tout un pan de notre culture qui risque de disparaître. Fort heureusement, quelques troupes œuvrent, plutôt efficacement, à la renaissance du genre. Les Frivolités Parisiennes sont de celles-là : elles rendent aujourd’hui hommage à Marcel Lattès et à son Diable à Paris, partition bien oubliée aujourd’hui et pourtant fort intéressante…
La première du Faust de Gounod à l’Opéra de Paris en 1869 (dix ans après la création de l’œuvre au Théâtre-Lyrique sous la forme d’un opéra-comique) génère la même année (au moins) deux parodies, signées Hervé (Le Petit Faust, créé au Théâtre des Folies-Dramatiques le 23 avril) ou Barbier (Faust et Marguerite, créé aux Ambassadeurs, le 23 juillet, récemment remis à l’honneur par le Palazzetto Bru-Zane). Une soixantaine d’années plus tard, c’est au tour de Marcel Lattès de parodier l’opéra de Gounod, avec Un Diable à Paris, créé au Théâtre Marigny en 1927 avec les célébrissimes Dranem, Raimu, Aimé Simon-Girard (fils de la soprano Juliette Simon-Girard, une des interprètes d’Offenbach) et Edmée Favart.
Les liens du livret (signé Robert de Flers et Francis de Croisset, lyrics d’Albert Willemetz) avec les œuvres de Gounod ou Goethe sont assez ténus ; et l’histoire n’a strictement aucun rapport avec l’œuvre homonyme (recueil de nouvelles signées Balzac, Nodier, Sand, Nerval ou encore Musset !) publiée par Hetzel en 1845/1846. Jugez-en plutôt : l’action s’ouvre au pays Basque, dans un Guétary d’opérette. André (notre nouveau Faust), fuyant sa maîtresse Paola de Walpurgis qui l’a ruiné, a par hasard jeté les yeux sur Marguerite alors qu’il traversait le village en train. Mais Dame Marthe, sévère garde-barrière, veille tout à la fois à la bonne marche des trains, et sur la vertu de sa nièce Marguerite, qu’elle réserve à un époux riche.
Elle repousse donc André (un sans-le-sou), et rejette par ailleurs les avances de Foudalou, un vieil homme d’équipe « au physique disgracieux ». Les deux hommes, frustrés, invoquent le Diable (un ténor !), qui arrive illico, tout heureux qu’on ne l’ait pas oublié…
Un travail, des clients, constituent en effet pour lui un prétexte pour échapper quelque temps à son épouse Proserpine, qu’il ne supporte pas. Il donne des millions à André, la jeunesse à Foudalou, et accepte de ne pas signer de pacte diabolique : s’il récupérait les âmes de nos deux damnés, il serait en effet contraint de retourner aux Enfers… auprès de Proserpine. Le salaire sera donc une virée à Paris, ce Paris de cabaret et de plaisirs dont le Diable est tant nostalgique.
L’acte II à Paris se vit comme un tourbillon de numéros de cabaret qui se succèdent à un rythme effréné.
Satan, naïf et benêt, est émerveillé – mais dépassé – par tout ce qui a été inventé depuis 1859 (lors de son dernier passage, avec Faust) ; déguisé en Maharadjah de Chandernagor, il est moqué pour son physique, mais courtisé pour son extrême richesse. Il est même un temps fiancé à Marguerite, dépitée qu’Andrée ait succombé aux charmes charnels de la belle mais vénéneuse Paola. Finalement tout rentre dans l’ordre : Marthe épouse Foudalou, André épouse Marguerite, et le Diable retourne auprès de Proserpine, car « l’Enfer n’est rien à côté de la piètre humanité que vous êtes ».
Les Frivolités Parisiennes, qui n’en sont pas à leur première plaisanterie musicale (on leur doit notamment la résurrection de Normandie de Paul Misraki à l’automne dernier), se saisissent de cette amusante parodie avec un humour et un plaisir non dissimulés, grâce notamment à une équipe de jeunes chanteurs-acteurs qui s’en donnent à cœur joie.
La verve comique de l’œuvre est très bien servie par Édouard Signolet, à qui l’on doit la mise en scène, ainsi que la restauration et la révision du livret original ; mais aussi les chanteurs dont la diction se révèle dans l’ensemble très correcte (une qualité indispensable dans ce répertoire), avec une mention toute particulière à Mathieu Dubroca – André – et Denis Mignien – le Diable. Tous font preuve d’une implication sans faille, et du style requis pour ce répertoire. On apprécie tout particulièrement la voix saine et bien projetée de Mathieu Dubroca, et le chant de Sarah Laulan (Marthe), au beau timbre de mezzo et possédant toute l’autorité nécessaire au personnage. Marguerite (Marion Tassou) possède quant à elle un timbre plus léger mais pur et agréable. L’orchestre des Frivolités Parisiennes est excellent, et la direction précise et dynamique de Dylan Corlay rend hommage aux belles pages et à l’orchestration subtile de Lattès, qui signe une partition particulièrement originale, comportant quelques touches de blues, de swing et de jazz (rappelons que la création a eu lieu au théâtre Marigny en 1927).
Malgré une jauge à 35% (covid oblige), le spectacle est, à juste titre, chaleureusement applaudi par le public du théâtre Raymond Devos de Tourcoing, que l’on remercie d’avoir accueilli ce spectacle qui aurait dû être donné à Paris au Théâtre de l’Athénée Louis-Jouvet en décembre dernier (les représentations avaient malheureusement dû être annulées en raison de la pandémie). Heureusement, après cette représentation tourquennoise, une reprise est prévue le 22 juin prochain au Théâtre Impérial de Compiègne : une belle occasion de découvrir cette rareté, témoignage on ne peut plus réjouissant de l’humour musical en France pendant l’entre-deux guerres. Courez-y !
Crédit photos : Bernard Martinez
Pour ce spectacle, François Desbouvries a bénéficié d’une invitation de l’Atelier lyrique de Tourcoing.
Marguerite Marion Tassou
Marthe Grivot Sarah Laulan
Paola de Valpurgis Julie Mossay
André Mathieu Dubroca
le Diable Denis Mignien
Fouladou Paul-Alexandre Dubois
la narratrice Céline Groussard
Direction musicale Dylan Corlay
Mise en scène, restauration et révision du livret original Édouard Signolet
Le Diable à Paris
Opéra comique de Maurice Lattès, sur un livret de Robert de Flers, Francis de Croisset et Albert Willemetz. Création à Paris (théâtre Marigny) en octobre 1927.
Représentation du 06 juin 2021, Théâtre municipal Raymond Devos, Tourcoing