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Souvent, pour adapter un ouvrage du grand répertoire et le faire résonner de manière prétendument plus contemporaine, la transposition est la méthode privilégiée, dans un mouvement de calque qui parfois trahit plus les intentions dramaturgiques originelles qu’elle n’en éclaire des ressorts inédits. Récompensé par un Grand Prix de la Critique en 2019 pour sa mise en scène de la première française de Beatrice Cenci de Ginastera, dans ces mêmes murs de l’Opéra national du Rhin, Mariano Pensotti a fait le choix du double borgésien pour sortir Madame Butterfly de l’exotisme japonisant dans lequel la tragédie de Cio-Cio-San est traditionnellement déclinée. Le metteur en scène argentin a ainsi imaginé, à la manière de son célèbre compatriote écrivain, une mise en abyme spéculaire : l’élaboration du spectacle, pour l’Opéra de Strasbourg, par Maiko Nakamura, une metteure en scène japonaise émigrée depuis trois décennies en Europe, se superpose, dans un récit distillé par bribes au fil des trois actes sur le dispositif vidéographique réalisé par Juan Fernandez Gebauer et Raina Todoroff, au destin de l’héroïne puccinienne, jusque dans le sacrifice final, point de jonction des deux courbes narratives aux allures de geste testamentaire comme peut l’être, a posteriori, cette ultime production de la dernière saison d’Eva Kleinitz.
Au-delà de la fatalité amoureuse, somme toute assez banale dans le répertoire lyrique, Mariano Pensotti révèle dans Madame Butterfly le combat d’une femme pour devenir une autre, le déracinement de soi pour une identification fantasmatique, en l’occurrence ici la fascination d’une jeune Japonaise pour l’Occident, miroir inverse de l’attraction des arts européens pour l’extrême-orient à la fin du dix-neuvième siècle – et au-delà. Dessinée par Mariana Tirantte, la scénographie, entièrement en noir et blanc jusque dans le film, affirme une décantation articulée autour de symboliques signifiantes, et modulée par les éclairages épurés d’Alejandro Le Roux. Tout en noir, les noces se déroulent autour d’une maisonnette aveugle en lamellés métalliques. C’est aux dimensions de ce même logis dans lequel Butterfly attend le retour de l’époux que sont insérés les diaporamas de branches aux allures radiographiques, un à un retirés jusqu’à la nudité de l’arbre que Maiko Nakamura voyait depuis la fenêtre de son appartement en France – le procédé évoque ainsi également les séquelles du bombardement de Nagasaki, ville de Cio-Cio-San comme de Maiko. Les cerisiers en fleurs deviennent de noirs confettis tombant d’une frondaison en marge des cintres, sombre présage pour un dernier acte en blanc mortuaire. L’économie du dispositif et des gestes, qui réinterprètent avec souplesse des éléments rituels, participe de la saisissante évidence herméneutique d’une des plus belles et des plus intelligentes lectures de Madame Butterfly de ces récentes années – au moins –, et qui répond aux réflexions contemporaines sur la place de la femme dans la société, sans trahir, par un militantisme anecdotique, la portée universelle et intemporelle de la narration.
Dans le rôle-titre, Brigitta Kele déploie une remarquable évolution psychologique dans une homogénéité vocale propice à la tension entre passion affective et retenue culturelle, idiomatique du personnage. La beauté du chant n’oublie jamais une expressivité bien calibrée. En Pinkerton, Leonardo Capalbo se distingue par une impulsivité résumant l’insouciance désinvolte du lieutenant américain, quitte à privilégier la nervosité des attaques par rapport au legato. Le timbre soyeux de Marie Karall se révèle en synchronie avec la docilité bienveillante de Suzuki. Avec l’émission souple de son baryton généreux, sans la moindre lourdeur, Tassis Christoyannis condense l’autorité inquiète de Sharpless. Loïc Félix assume parfaitement la cruauté incisive de l’entremetteur Goro.
Les comprimarii ne déméritent aucunement. Les répliques du Bonze reviennent à un solide Nika Guliashvili, à la pâte dense. Le Yamadori et le commissaire impérial de Damien Gastl, ainsi que la Kate Pinkerton d’Eugénie Joneau offrent un aperçu des promesses et de la qualité des solistes de l’Opéra Studio de l’Opéra national du Rhin. Dans les effectifs des chœurs préparés par Alessandro Zuppardo sont puisés les apparitions, lors de la cérémonie nuptiale, de l’oncle Yakusidé (Hervé Huyghues Despointes), l’officier d’état civil (Roman Modzelewski), la mère (Fan Xié), la tante (Isabelle Majkut) et la cousine (Tatiana Zolotikova).
À la tête de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Giuliano Carella met en avant l’efficacité poétique et dramatique d’une partition gardant l’essentiel de ses couleurs et de sa force émotionnelle dans la réduction d’Ettore Panizza, chef d’orchestre d’origine argentine qui avait travaillé avec Puccini et Toscanini et conçu cette adaptation pour les plus petits théâtres, bien utile en temps de contraintes sanitaires. On pourra discuter une légère perte dans la sensualité d’une musique dont le chef italien sollicite peut-être d’abord l’efficacité, mais avec un instinct musical et expressif, qui, en fin de compte, rend caduques ces menues réserves. Une Butterfly qui fera sans doute date.
Cio-Cio-San (Madame Butterfly) Brigitta Kele
Suzuki Marie Karall
Kate Pinkerton Eugénie Joneau
La mère Fan Xié
La tante Isabelle Majkut
La cousine Tatiana Zolotikova
B. F. Pinkerton Leonardo Capalbo
Sharpless Tassis Christoyannis
Goro Loïc Felix
Le Prince Yamadori / le commissaire impérial Damien Gastl
Le Bonze Nika Guliashvili
L’oncle Yakusidé Hervé Huyghues Despointes
L’officier d’état civil Roman Modzelewski
L’enfant Liam Fischer/ Luca Feldman
Chœur de l’Opéra national du Rhin, Orchestre philharmonique de Strasbourg, dir. Giuliano Carella
Mise en scène Mariano Pensotti
Madame Butterfly
Tragédie japonaise en trois actes de Puccini, livret de Giacosa et Illica d’après Pierre Loti, créé le 17 février 1904 à la Scala de Milan.
Opéra national du Rhin, Strasbourg, représentation du 24 juin 2021. Également le 28 juin 2021 et les 4 et 6 juillet 2021 à La Filature à Mulhouse.