Ottavio Dantone et Robert Carsen présentent le premier «opéra moderne» (Le Retour d’Ulysse dans sa patrie) à Florence

Crédit photos : © Michele Monasta – Teatro del Maggio

Avec ce Retour d’Ulysse dans sa patrie, l’Opéra de Florence offre un spectacle musicalement et visuellement très abouti.

Le Retour d’Ulysse dans sa patrie dans l’œuvre de Monteverdi

Trente-trois ans s’étaient écoulés depuis que Claudio Monteverdi avait scellé la naissance du « théâtre dramatique chanté », que les académiciens florentins considéraient comme l’équivalent du théâtre grec antique : chant, déclamation, moments parlés et dansés. Le texte constituait le premier plan et un continuo instrumental, ou basse « chiffrée », c’est-à-dire écrite, servait d’accompagnement. Les accords et les détails de l’instrumentation étaient laissés à la créativité des musiciens : seuls les « symphonies », les interludes et la musique des danses étaient écrits. C’était par exmple le cas pour L’Orfeo de 1607, créé à la cour des Gonzague à Mantoue.

Mais à l’époque du Retour d’Ulysse, Monteverdi est à Venise : trois ans plus tôt, le premier théâtre public, San Cassiano, avait été ouvert, et d’autres ont suivi, alimentant la demande de nouveaux drames. Le retour d’Ulysse dans sa patrie est donc créé pour un « vrai » public, celui du Teatro dei SS. Giovanni e Paolo, et ce spectacle donné dans le cadre du carnaval de 1640-1641 est le premier d’une série de représentations qui seront exceptionnellement reprises l’année suivante, prouvant la faveur incontestée dont jouit Monteverdi, qui n’est plus seulement le vénéré maestro di cappella de Saint-Marc et l’auteur de madrigaux, mais aussi un compositeur d’opéras renommé.

Dans Il Ritorno d’Ulisse in patria, le compositeur expérimente un nouveau style, et bien que l’on ne puisse pas encore parler de récitatif ou d’aria, les personnages sont caractérisés par un style vocal personnel et incisif. Après la pastorale de L’Orfeo – et en l’absence des œuvres suivantes qui ont été perdues ou sont restées à l’état de fragments : l’Arianna, l’Andromeda, la Proserpina rapita, Le nozze d’Enea con Lavinia etc. –, on peut considérer qu’il s’agit du premier véritable opéra – peut-être le premier véritable opéra moderne, car « il incarne parfaitement la transition vers une nouvelle conception du théâtre : l’équilibre entre le recitar cantando et les ariosi, entre les formes closes et les parties instrumentales est admirable, et l’expression des émotions est propre à toucher un large public » déclare Ottavio Dantone, interviewé par Mattia L. Palma sur Cultweek.

Dans le livret de Iacopo Badoer (ou Badoaro), auquel semble avoir également contribué le compositeur, l’humanité est un jouet fragile entre les mains des dieux : « Croire en l’aveugle ou le boiteux est une chose vaine », déplore la Fragilité humaine dans le prologue, en faisant référence à la Fortune, à l’Amour et au Temps. Mais la persévérance et la force de l’amour face à l’adversité seront finalement récompensées et la longue errance d’Ulysse, victime de la colère de Neptune, prendra fin: grâce à l’aide de Minerve et à l’intercession de Jupiter, le héros, enfin revenu dans sa patrie, retrouve son trône et sa fidèle épouse.

La lecture d’Ottavio Dantone

La réalisation musicale d’un tel opéra n’est pas une mince affaire. Ottavio Dantone ne se contente pas de diriger, il s’applique à recréer les sons que Monteverdi avaient à l’esprit : « Monteverdi donne très peu d’indications sur le nombre de musiciens, l’instrumentation et la dynamique (elles sont pratiquement absentes…), ou encore l’harmonisation de la basse ; mais il suffit d’étudier attentivement la façon dont il juxtapose les mots et la musique », poursuit Dantone, qui considère Il ritorno d’Ulisse in patria comme la plus belle œuvre du musicien, la seule qui soit entièrement de sa main, pleine de figures raffinées, de madrigalismes cherchant à imiter la réalité, et de contrastes vocaux marqués permettant de différencier les nombreux personnages.

Le difficile équilibre entre ce qui est simplement écrit et ce qui doit être librement « improvisé » est atteint avec un goût très sûr par Dantone, qui insère des moments musicaux manquants, telle l’entrée du berger Eumete, une musique inspirée d’une pastorale du XVIIe siècle, ou la symphonie grandiose qui accompagne l’entrée solennelle des dieux dans la salle. L’alternance de moments lyriques et dramatiques conduit à une variété de sons et de couleurs que les instrumentistes de l’Accademia Bizantina traduisent avec conscience et élégance, obtenant des effets d’une surprenante modernité, comme celui du suspense dans l’épreuve de l’archet.

Un très beau plateau de solistes vocaux

Le recitar cantando est mis en œuvre par une équipe de spécialistes du plus haut niveau. Charles Workman est un Ulysse se transformant, selon l’usage, d’un vieil homme en un héros fringant, et faisant preuve d’une élégance innée, d’une excellente diction et d’une surprenante projection de la voix, renforcée par la magnifique acoustique de l’ancien théâtre florentin (Le Teatro della Pergola). Son duo avec Télémaque, ici Anicio Zorzi Giustiniani, au beau timbre clair et à la voix assurée, est émouvant. Delphine Galou est une Pénélope sobre, peut-être un peu trop, à laquelle font défaut la royauté du personnage et le tourment de la future mariée. Mais comme toujours, le phrasé et le jeu de la chanteuse sont impeccables. La présence scénique ne fait certainement pas défaut à l’Iro de John Daszak et au Giove de Gianluca Margheri. La Minerva d’Arianna Venditelli est charmante et vocalement précieuse, et la Junon de Marina de Liso est pleine d’autorité. Guido Loconsolo prête son magnifique registre profond au rancunier de Neptune. Le contre-ténor Konstantin Derri incarne Amore tandis que Francesco Milanese et Eleonora Bellocci, respectivement Tempo et Fortuna, complètent le trio de dieux qui anime l’histoire. Les Prétendants (la basse Andrea Patucelli : Antinoüs, le ténor Pierre-Antoine Chaumien : Anfinomus et le contre-ténor James Hall : Pisander) ont une réelle présence vocale. Dans le couple Melantho-Eurimaco, les amoureux passionnés (faisant contraste avec le couple serein formé par Pénélope et Ulysse), Miriam Albano et Hugo Hymas se distinguent. Mark Milhofer donne un caractère bien trempé au berger Eumetes, tandis que Natascha Petrinsky incarne la craintive nourrice  Ericlea.

La vison de Robert Carsen

La réalisation visuelle du spectacle est confié à l’un des plus grands metteurs en scène contemporains, Robert Carsen, qui, avec les décors de Radu Boruzescu, les lumières de Peter van Praet et les costumes de Luis Carvalho, réalise un spectacle aussi abouti que ceux auxquels le metteur en scène canadien nous a habitués. L’élément principal de sa lecture est le conflit entre les dieux et les humains, lequel se traduit déjà dans les vêtements : les premiers portent de somptueux costumes d’époque qui semblent avoir été réalisés avec le velours rouge et l’or du rideau du théâtre ; les seconds portent des vêtements contemporains – un uniforme militaire pour Ulysse, des tenues sobres et sombres pour Pénélope. Dans le prologue, la Fragilité humaine est répartie entre trois chanteurs qui surgissent des loges, raillés par les trois dieux devant le rideau. Les autres dieux de l’Olympe entreront ensuite par le fond des gradins et, passant entre les fauteuils espacés, monteront dans les loges situées au fond de la scène, recréant fidèlement, en miroir, la salle du théâtre. Tout en trinquant et en se divertissant, ils assisteront aux événements humains, auxquels ils finiront par se mêler avant de quitter les loges, après le massacre des Prétendants. Mais leur intervention n’est désormais plus nécessaire : pour assister à la rencontre si humaine et touchante d’Ulysse et de sa fiancée Pénélope, la seule présence du « vrai public », ému et reconnaissant, suffit.

Pour la version italienne de cet article, c’est ici :



Les artistes

Ulisse   Charles Workman
Telemaco   Anicio Zorzi Giustiniani
Iro   John Daszak
Il Tempo   Francesco Milanese
Giunone   Marina De Liso
Giove   Gianluca Margheri
Nettuno   Guido Loconsolo
Amore   Konstantin Derri
Antinoo   Andrea Patucelli
Anfinomo   Pierre-Antoine Chaumien
Pisandro   James Hall
Antinoo   Andrea Patucelli
Anfinomo   Pierre-Antoine Chaumien
Pisandro   James Hall
Eurimaco   Hugo Hymas
Eumete   Mark Milhofer
Melanto   Miriam Albano
Penelope   Delphine Galou
Minerva   Arianna Vendittelli
La Fortuna   Eleonora Bellocci
Ericlea   Natascha Petrinsky

Accademia Bizantina, dir. Ottavio Dantone

Mise en scène   Robert Carsen
Décors   Radu Boruzescu
Lumières   Peter van Praet e Robert Carsen
Costumes   Luis Carvalho
Drammaturgie   Ian Burton

Le programme

Il Ritorno di Ulisse in patria

Opéra en un prologue et 5 actes de Claudio Monteverdi, livret de G. Badoaro d’après Homère, L’Odyssée, créé à Venise en février 1641.

Représentation du 30 juin 2021,  Teatro della Pergola, Florence