Antonio VIVALDI, Farnace (1730) au Teatro Malibran à Venise
Une superbe réussite… musicale, portée par la direction enthousiaste et tout en nuances de Diego Fasolis.
Farnace, l'opéra fétiche de Vivaldi ?
La redécouverte des opéras de Vivaldi, initiée au début des années 2000 (notamment grâce à la remarquable intégrale chez Naïve) a apporté la preuve que la prolixité du Prêtre Roux ne signifiait ni réemplois systématiques ni répétition inlassable. Non, tout ne se ressemble pas dans Vivaldi et le chef Diego Fasolis l’a éloquemment démontré ce jeudi 8 juillet au Teatro Malibran à la tête de l’Orchestre de La Fenice. Le chef luganais connaît bien l’œuvre, pour l’avoir enregistrée chez Erato (version de 1738). Rendons hommage à sa direction enthousiaste et tout en nuances qui évite cette uniformité sonore des cordes trop souvent entendue dans des interprétations avides d’une vaine virtuosité. Diego Fasolis tricote merveilleusement les passages martiaux ou du moins dramatiques avec l’émotion mélancolique qui imprègne toute l’œuvre et qui finit par triompher. Le chef a choisi de s’appuyer sur la version de Pavie (1730) et de proposer ainsi une « solution vénitienne » moyennant quelques ajustements – confiés à son assistant et complice Andrea Marchiol, au continuo – en particulier dans les récitatifs. Dans cette version, Farnace est un ténor (alto dans la plupart des autres versions), tout comme Pompeo. Voilà qui souligne fort intelligemment l’équilibre vocal où s’affrontent, s’opposent ou se conjuguent voix masculines et voix féminines.
On peut considérer Farnace comme l’opéra fétiche de Vivaldi, ce dont témoignent les innombrables versions que le compositeur propose entre la création de l’œuvre au Teatro Sant’Angelo de Venise (1727) et l’ultime remaniement de 1738, lequel clôt la carrière lyrique du Vénitien. Le sujet est fort prisé au XVIIIe siècle, de Caldara (1703) à l’époque classique avec Piccini et Stretta. Chacun sait que le mariage n’est pas la mer à boire, mais la belle-mère à avaler : le librettiste de Vivaldi, Antonio Maria Lucchini l’a si bien compris qu’il fait tomber dans l’oubli toutes les autres adaptations. Ce texte est initialement écrit pour Leonardo Vinci (avec le déjà célèbre Farinelli dans le rôle-titre), mais Vivaldi lui dame le pion.
Farnace chez les Talibans
Parlons de ce qui fâche. L’art de la mise en scène fait couler beaucoup d’encre, entre relectures, transpositions, ou, au contraire, restitution en costumes d’époque qui n’évite pas toujours le kitsch. Sans céder au persiflage facile, il faut bien avouer que la production de Christophe Gayral est consternante. Que l’action soit transposée dans un Moyen-Orient contemporain, ou, plutôt, en Asie centrale, est une idée simple susceptible de proposer de beaux tableaux. Mais les sempiternels militaires en treillis et gilets pare-balles, armés de mitraillettes, les commandos cagoulés d’une part, les femmes voilées, puis dévoilées, d’autre part (costumes d’Elena Cicorella), que l’on voit sur les scènes lyriques depuis trop longtemps finissent par lasser lorsque ces partis-pris sont maniés sans subtilité et sans beauté. Les quelques blocs de béton, nécessairement disposés de guingois (décors de Rudy Sabounghi), renvoient, semble-t-il, au destin tragique d’un monde musulman aujourd’hui en ruine. Certes, pour le mausolée des rois du Pont, Christophe Gayral dit s’être inspiré du monument à la gloire de Canova dans l’église des Frari… Ce collaborateur fidèle de Robert Carsen s’avère étonnamment hostile à tout art de la suggestion et à toute stylisation. Mais pourquoi donc abîmer de la sorte avec un réalisme cheap une si belle interprétation musicale ? Il est grand temps de rompre avec le prétendu caractère universel des œuvres, lieu commun usé jusqu’à la corde que le metteur en scène reprend à son compte dans un entretien avec Leonardo Mello.
Le sublime et le tendre
C’est avec ces mots que l’abbé Conti, qui joue un rôle non négligeable dans la diffusion européenne de l’opéra italien, évoque le Farnace de Vivaldi – dont il juge pourtant le livret « passable » – dans une lettre à la comtesse de Caylus en date du 23 février 1727 : « La musique est de Vivaldi ; elle est très variée dans le sublime, et dans le tendre ». Voilà un dramma per musica qui témoigne bien de la façon dont s’imposent les codes de l’opera seria. Le conflit entre le devoir et les sentiments, les enjeux politico-militaires n’empêchent pas que dominent l’émotion et la nostalgie et que le dénouement heureux n’advienne grâce à la noblesse de cœur des personnages.
Si le premier air de Farnace (« Ricordati che sei ») est martial, le roi, d’abord drapé dans son honneur blessé par Rome, laisse peu à peu ses sentiments s’exprimer. Le ténor allemand Christoph Strehl, certes parfois peu à l’aise dans les aigus (« Quel torrente che s’innalza », III, 3), propose un « Gelido in ogni venna » (II, 5) tout à fait convaincant. Assez loin des impressionnantes interprétations que nous avons en tête, Christoph Strehl livre avec cette aria d’ombra un Farnace mis à nu, abîmé dans sa douleur, aux limites de l’articulation. Face à lui, Sonia Prina incarne une reine Tamiri – rôle créé pour Anna Giraud (ou Girò), l’Annina del Prete Rosso – à la hauteur des choix cruels qui lui sont imposés. L’agilité de sa voix, les beaux graves et le timbre soyeux de l’alto italienne font d’autant plus merveille que Vivaldi use des ressources de la déclamation, comme dans l’aria parlante « Combattono quest’alma » (I, 2), toutes choses qui ne peuvent que servir l’émotion.
La mezzo italienne Lucia Cirillo incarne Berenice, inflexible reine-mère qui poursuit son beau-fils de sa haine. Mais dès son premier air, « Da quel ferro che a svenato » (I, 12), nous est révélé un être bien plus complexe que son allure martiale et son habit militaire ne le laissent paraître. Le personnage est torturé et l’air absolument magnifique. Longtemps après sonne encore son « Imparai la crudeltà » (« J’ai appris la cruauté ») souligné par un clair-obscur tout à fait approprié (lumières de Giuseppe di Iorio).
Reste à évoquer le fort intéressant trio que forment la sœur du roi et ses deux soupirants romains. Selinda choisit en effet de séduire ceux qui peuvent servir ses intérêts et sauver son frère. Native de Salerne, la mezzo Rosa Bove introduit dans l’œuvre une légèreté, voire une duplicité, qui paraît reléguer au second plan la tragédie qui se joue. Son beau timbre se marie à des cordes pleines d’humour dans l’air tendre « Al vezzeggiar d’un volto » (I, 9). Entre marivaudage amoureux et sincérité des sentiments, voilà l’occasion d’airs sensibles et énamourés. Le timbre aérien du contre-ténor coréen Kangmin Justin Kim convient parfaitement à un prince Gilade follement épris de sa belle captive dans le très beau « Nell’intimo del petto » (I, 7). Le ténor espagnol David Ferri Durà en Aquilio, préfet des légions romaines, n’est pas en reste, notamment dans le très mélodieux « Penso… penso che que’ begl’occhi » (I, 8). Sa voix chaude et son timbre délicat forment un bel équilibre avec celle de son comparse.
Mais elle contraste de façon saisissante avec celle du proconsul Pompeo, garant de l’ordre et représentant d’une Rome conquérante : la voix puissante du ténor sicilien Valentino Buzza vient dramatiquement souligner les incertitudes de l’intrigue (« Sorge l’irato nimbo », I, 14) dans un clair-obscur tout baroque.
Voilà qui fait de Farnace une œuvre contrastée et complexe. C’est une telle variété que Diego Fasolis obtient de l’Orchestre du Teatro La Fenice grâce à sa direction souple mais précise. Bientôt les chœurs martiaux (sous la direction de Claudio Marino Moretti), certes peu nombreux, et les interventions des cuivres s’effacent au bénéfice de voix et de cordes mélancoliques.
Farnace Christoph Strehl
Berenice Lucia Cirillo
Tamiri Sonia Prina
Selinda Rosa Bove
Pompeo Valentino Buzza
Gilade Kangmin Justin Kim
Aquilio David Ferri Durà
Un fanciullo Pietro Moretti / Beatrice Zorzi
Orchestre et Chœur (dir. Claudio Marino Moretti) du Teatro La Fenice, dir. Diego Fasolis.
Mise en scène Christophe Gayral
Décors Rudy Sabounghi
Costumes Elena Cicorella
Lumières Giuseppe Di Iorio
Farnace
Dramma per musica en 3 actes d’Antonio Vivaldi, livret d’Antonio Maria Luchini, créé le 10 février 1727 au Teatro Sant’Angelo de Venise.
Représentation du jeudi 8 juillet 2021, Teatro Malibran, Venise.