Crédit photos : © © Vincent Beaume
Musique, poésie et imaginaire circassien
Particulièrement expressif et vivant, ce Pierrot Lunaire nous offre une lecture innovante et vivante d’une œuvre centenaire qui n’a pas pris une ride, qui a marqué son temps et laissera des traces sur les jeunes esprits présents lors de cette représentation
Un univers éminemment poétique
C’est à une soirée axée sur la musique du XXe siècle que nous convie le Festival d’Aix ce soir avec la représentation du célèbre Pierrot Lunaire d’Arnold Schönberg, œuvre emblématique à l’origine de toutes les évolutions musicales qui suivront. La célèbre violoniste Patricia Kopatchinskaja a concocté un programme qui, au travers d’un spectacle mis en espace par Silvia Costa, nous fait voyager tout au long du siècle avec une petite incursion au XVIIIe avec la très belle pièce du plus inspiré des fils de Bach, Carl Philipp Emanuel, arrangée par l’artiste elle-même.
Le public qui s’installe dans la salle à l’italienne du Jeu de Paume est très divers, de nombreuses familles avec enfants sont présentes. Le Festival a axé sa communication sur le mariage de la musique et du monde du cirque avec l’intervention d’une funambule, Johanne Humblet. L’aspect éminemment poétique et dangereux de cet art illustre parfaitement l’atmosphère tour à tour rêveuse et dure de l’œuvre de Schönberg.
L’ambiance est au noir et blanc. Patricia Kopatchinskaja, vêtue d’un grand manteau noir avec un point blanc dans le dos interprète une pièce de Sciarrino pour violon seul toute en sons harmoniques pianissimo et accords arpégés. La funambule joue avec une barre verticale mobile. Elle est vêtue de blanc avec un point noir dans le dos, miroir de la violoniste, comme les deux facettes d’une même personne qui se complètent, tels le Yin et le Yang. Une impression de légèreté, de fragilité se dégage du tableau. On enchaîne avec la pièce d’Enesco qui utilise le sautillé, technique d’archet qui consiste à faire rebondir celui-ci sur les cordes de manière contrôlée. La maîtrise de Patricia Kopatchinskaja n’est plus à démontrer, sa renommée de violoniste internationale n’étant plus à faire. Le jeu avec la funambule se poursuit, comme un dialogue. La barre verticale se révèle être également le balancier de tout équilibriste et Johanne Humblet est à présent sur la corde tendue. Une fausse chute fait réagir les enfants dans la salle, émerveillés et apeurés pour l’artiste. L’univers circassien est bien présent, avec ses émotions fortes.
Les œuvres s’enchaînent avec naturel comme si elles avaient été pensées ensemble. Si les deux premières étaient écrites pour violon seul, la troisième signée Sofia Gubaïdulina met en scène un pianiste Joonas Ahonen qui caresse les cordes du piano en glissandi et pincements délicats, répondant au violon. Le trio avec clarinette de Darius Milhaud nous entraîne dans un univers plus rythmique et dynamique où le violon et la clarinette s’affrontent et se répondent.
Peu à peu arrivent les autres musiciens, flûtiste, violoncelliste et violoniste/altiste qui prennent place en arc de cercle au centre de la scène. On change d’époque avec la pièce de C.P.E Bach qui fait appel à l’effectif voulu par Schönberg pour son Pierrot Lunaire. La transition se fait tout en douceur à la fin de l’œuvre par un appel presque lointain de la funambule : « Pierrot ! Pierrot ? ». Alors la magie opère et Patricia Kopatchinskaja ôte son grand manteau noir pour apparaître en costume blanc à pompons de Pierrot. Elle ajoute un bonnet noir et attaque le premier numéro de Pierrot qui en compte 20 tout en poursuivant sa transformation en se maquillant.
(Re)découverte du Schprechgesang avec Patricia Kopatchinskaja, chanteuse-interprète de haut niveau
L’œuvre de Schönberg commence : découverte ou redécouverte du « Sprechgesang » ou « parlé-chanté » imaginé par Arnold Schönberg où le récit est assuré par une voix parlée quasi-chantée, avec des hauteurs de notes précisément définies laissant une place majeure à l’interprète.
Le Pierrot Lunaire est une œuvre poétique écrite par Albert Giraud puis traduite en allemand par Otto Erich Hartleben. Le surtitrage en français ne reprend pas rigoureusement le texte original mais une traduction du texte allemand utilisé par Schönberg.
Les tableaux se succèdent. Patricia Kopatchinskaja s’est muée en chanteuse-interprète de haut niveau, comédienne réaliste donnant libre cours à son génie musical et artistique. La voix est sûre et lui permet toutes les fantaisies, car la pensée interprétative n’est pas tout : encore faut-il avoir suffisamment de technique pour donner corps à celle-ci. On découvre une artiste complète maîtrisant la langue de Goethe et le jeu théâtral.
Pierrot lunaire est divisé en trois parties comprenant chacune sept mélodrames, utilisant une combinaison instrumentale différente et une forme musicale spécifique. La voix soliste utilise la technique du parlé-chanté, le Sprechgesang, dont la notation est problématique, la tessiture employée (celle de la voix chantée) ne correspondant pas à la voix parlée. Les parties instrumentales sont autonomes et écrites dans un style contrapunctique très virtuose : tantôt ce sont des imitations libres, le motif principal étant sans cesse transformé (comme dans la première pièce), tantôt Schönberg fait appel au contrepoint strict du canon (avec des formes en miroir) de la fugue ou de la passacaille (n° 14, 17, 18). Pour la première fois, une technique compositionnelle apparaît : la série. Schönberg imagine un « système » pour ne plus dépendre uniquement du système tonal : le dodécaphonisme. Basé sur l’utilisation des 12 sons inclus dans une octave, il décide arbitrairement de ne pas réutiliser une note avant que toutes celles contenues dans une octave aient été entendues : l’ordre dans lequel les douze sons apparaissent se nomme une série. Il n’y a donc plus de notes principales (tonique, dominante, etc.) comme dans la musique tonale, ce qui ouvre la porte à des champs infinis qui ne sont plus délimités par les règles strictes de la tonalité. Cette œuvre marque un tournant dans l’histoire de la musique. Il y a l’avant et l’après Pierrot Lunaire. Mais au-delà de la structure musicale, Schönberg rejette aussi tout ce qui fait le Bel Canto et tend vers l’expressionnisme. Le but est d’exprimer des sentiments sans avoir recours aux techniques classiques du chant lyrique mais en « parlant-chantant » c’est-à-dire en disant les mots sur des hauteurs de sons. Plus de « chant » au sens lyrique mais une diction artificielle qui laisse cependant une large part à l’interprétation. Patricia Kopatchinskaja prend le parti de jouer le texte d’une manière très expressive, très théâtrale, aidée par la présence de la funambule, mettant ainsi le texte en avant.
Lors de l’intégration, entre les deuxième et troisième parties, d’une pièce de Webern pour piano et violon opus 7, contemporain de Schönberg, Patricia Kopatchinskaja reprend son violon virtuose avant de se couler à nouveau dans la peau de Pierrot.
Particulièrement expressif et vivant, ce Pierrot Lunaire nous offre une lecture innovante et vivante d’une œuvre centenaire qui n’a pas pris une ride, qui a marqué son temps et laissera des traces sur les jeunes esprits présents lors de cette représentation : une porte ouverte sur le merveilleux et l’imaginaire, loin des codes et des carcans, servi par des interprètes de haut vol.
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En complément de cet article, lisez ici la critique du CD Pierrot lunaire de Patricia Kopatchinskaja, par Pïerre Brévignon.
Narratrice, violon Patricia Kopatchinskaja
Funambule Johanne Humblet
Piano Joonas Ahonen
Flûtes Júlia Gállego
Clarinettes Reto Bieri
Violon, alto Meesun Hong Coleman
Violoncelle Thomas Kaufmann
Mise en espace Silvia Costa
Salvatore SCIARRINO — Caprice n°2
Georges ENESCO — « Ménétrier » d’après Impressions d’enfance op. 28
Sofia GUBAIDULINA — Dancer on A Tightrope
Darius MILHAUD — Jeu
Carl Philipp Emanuel BACH — “Presto” en ut mineur pour piano, Wq.114 n°3 (arrangements de Patricia Kopatchinskaya) pour la formation du Pierrot Lunaire
Arnold SCHÖNBERG — Pierrot lunaire (op. 21, 1912)
Texte original : Albert Giraud
Traduit en allemand par Otto Erich Hartleben