Crédit photos : © Marc Ginot
Créé en septembre 2019 à Philadelphie lors du festival Opera 21 qui ouvre désormais la saison pennsylvanienne, et récompensé par le Prix Fedora Generali pour l’opéra la même année, Denis et Katya, deuxième opus lyrique de Philip Venables, qui constitue, après Psychose 4.48 en 2016, sa deuxième collaboration avec Ted Huffman, est donné en première française à l’Opéra national de Montpellier, où le metteur en scène américain est en résidence artistique, dans le cadre du Festival de Radio France. L’ouvrage part d’un fait divers qui a eu un certain retentissement médiatique grâce à la toile et aux réseaux sociaux. En novembre 2016, dans le village russe de Strugi Krasnye, deux adolescents ont diffusé, sur Periscope, des vidéos de leur fugue, jusqu’à son issue fatale. De ce matériau, entre fait divers et voyeurisme – avec les commentaires des téléspectateurs –, Ted Huffman et Philip Venables ont tiré un objet lyrique d’un format inédit.
Juxtaposant les sources, le livret, conçu avec l’appui dramaturgique de Ksenia Ravvina, prend l’allure d’une mosaïque dramaturgique de 134 numéros – d’une durée de cinq secondes à deux minutes selon les séquences – à deux voix et six personnages esquissant une reconstitution, sans prétendre à quelque impossible certitude. Des vignettes Whatsapp – que l’on déduit être la retranscription d’échanges entre l’écrivain et le compositeur – jalonnent le récit, comme un contrepoint-laboratoire où l’œuvre est en train de s’écrire. Quelques copies de messages Periscope s’intercalent ça et là, mais, dans le refus de la curiosité obscène voulu par l’équipe créatrice et dont on suit les scrupules au fil des interactions sur Whatsapp, le vidéaste Pierre Martin ne diffuse aucune des images enregistrées par les protagonistes. Seul un lent et long travelling de la gare de Strugi Krasnye, accompagnant le lamento après la déflagration tragique, vient se projeter sur l’écran en fond de scène. Imaginée en évidente symbiose avec le texte, la partition, confiée à un quatuor de violoncelles, sait s’approprier les ressources du silence et du kaléidoscope de miniatures cellulaires qui s’enchaînent, pour moduler un crescendo, en intensité comme en tempi, jusqu’au climax, avant un reflux étale aux allures d’épilogue.
Dessinée par Andrew Lieberman, la scénographie minimaliste, réduite à une chaise et une rampe lumineuse aux coins de laquelle se répartissent les quatre violoncellistes – remarquables pupitres de l’Orchestre national Montpellier Occitanie, parmi lesquels le solo supersoliste Cyrille Tricoire – contribue à la concentration de ce théâtre de jeu de rôles, où les deux solistes incarnent à deux têtes les interventions des personnages, dans une modulation codifiée des registres qui permet de caractériser et d’identifier chacun – la journaliste est chantée par la soprano tandis que le baryton parle, répartition inversée pour l’ami ; la voisine est chantée en russe par la soprano et paraphrasée en langue vernaculaire par le baryton, équilibre renversé pour l’ado ; le professeur est chanté à l’unisson rythmique par les deux solistes, tandis que la partie de l’ambulancier est une alternance de chant sans paroles et de texte parlé.
On saluera l’engagement de Chloé Briot, dont la voix de soprano s’est un peu corsée, et restitue une large palette d’affects et d’interrogations, autant dans la netteté du chant que dans la clarté de la diction. Allophone, Elliot Madore n’en affirme pas moins un français intelligible, à peine coloré par un léger accent qui n’obère aucunement l’investissement également admirable, jusque dans les répliques parlées. Notons que la création à Philadelphie s’est faite en anglais, mais une traduction a été réalisée par Arthur Lavandier et Alphonse Cemin, membres de l’ensemble de Maxime Pascal, Le balcon, pour cette première française, et l’ouvrage a ainsi vocation à connaître des versions successives au gré des langues d’usage des lieux de représentations. De ce fait, l’habituel recours aux surtitres est court-circuité. Nul besoin de compenser les difficultés de compréhension immédiate : à rebours de certaines traditions, l’écriture lyrique de Denis et Katya façonne une intelligence naturelle du texte.
Drame autant qu’opéra répondant pleinement à la définition de théâtre en musique, économe en moyens, l’ouvrage condense ainsi une réflexion forte et complexe sur notre monde d’aujourd’hui, sans sacrifier l’impact de l’émotion. En une heure dix, la création de Philip Venables et Ted Huffman s’affranchit des controverses intellectuelles pour confirmer la vitalité de la création lyrique contemporaine, dans un format resserré, d’une dense efficacité, qui favorisera une tournée, légitime et attendue, même sur les scènes plus modestes.
Chloé Briot : soprano
Elliot Madore : baryton
Cyrille Tricoire, Sophie Gonzalez del Camino, Yannick Callier, Camille Supéra : violoncelles
Ted Huffman : mise en scène
Denis et Katya
Opéra de Philip Venables, livret de Ted Huffman, traduction française par Arthur Lavandier, créé le 18 septembre 2019 à l’Opéra de Philadelphie.
Festival de Radio France Occitanie Montpellier, Opéra Comédie, représentation du 26 juillet 2021.