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Entre The Queen et The Crown, l'Elisabetta de Pesaro
Troisième et dernière nouvelle production de l’édition 2021 du Festival Rossini de Pesaro, cette Elisabetta était très attendue notamment pour la prise de rôle de Karine Deshayes (qui aborde ici son huitième rôle rossinien ) et la mise en scène de Davide Livermore. À quelques réserves près sur lesquelles nous reviendrons, c’est une réussite, accueillie par un beau succès le soir de la générale.
Le premier opus napolitain de Rossini
Premier de la série d’opéras que Rossini composa pour Naples, Elisabetta n’atteint pas au génie des autres opus napolitains, au premier rang desquels figurent Otello (Teatro Fondo, 1816), Armida (San Carlo, 1817), La Donna del Lago et Ermione (San Carlo, 1919) ou encore Zelmira (San Carlo, 1822). Non que l’œuvre ne comporte pas plusieurs pages remarquables : la cantilène finale de la reine, la scène de la prison de Leicester, le duo entre Elisabeth et Mathilde sont évidemment autant de pages sublimes. Mais dramatiquement, l’œuvre demeure assez faible, en raison peut-être d’une maîtrise encore imparfaite du récitatif accompagné et des enjeux dramatiques qui lui sont propres, mais aussi sans doute du livret de Giovanni Schmidt, plutôt convenu et statique (Salvatore Cammarano, sur un sujet finalement assez proche, fera bien mieux pour le Roberto Devereux de Donizetti en 1837).
Une direction respectueuse de l’œuvre
Evelino Pidò – qui, à Paris et dans le répertoire belcantiste, a toujours participé à des productions défigurant les ouvrages par d’inacceptables coupures – confère au dramma per musica la continuité dramatique qui lui fait parfois défaut, avec goût, sobriété mais efficacité, et respecte constamment l’équilibre entre la fosse et le plateau. Il est parfaitement secondé dans sa tâche par un Orchestra Sinfonica Nazionale della RAI au style et aux couleurs idiomatiques et un Coro del Teatro Ventidio Basso d’une belle homogénéité. Et comme à Pesaro, la rigueur musicologique et le respect des œuvres sont de règle, il va de soi que nous entendons l’opéra de Rossini dans son intégralité, plaisir devenu trop rare chez nous pour ne pas être signalé.
Prise de rôle réussie pour Karine Deshayes
La distribution (au sein de laquelle les comprimari, tout à fait en voix et en situation, n’appellent aucune réserve), est dans l’ensemble pleinement satisfaisante. Karine Deshayes ajoute donc une perle à sa couronne d’héroïnes rossiniennes et s’empare de ce nouveau rôle avec toute l’énergie et la rigueur stylistique qu’on lui connaît. Le rôle est assez aigu (il est d’ailleurs le plus souvent confié à un soprano : Leyla Gencer, Montserrat Caballé ou Lella Cuberli y ont jadis brillé), mais suffisamment central cependant (avec quelques notables incursions dans le registre grave, dans le duo avec Mathilde notamment) pour que des mezzos puissent l’interpréter (Jennifer Larmore ou Sonia Ganassi s’y sont, entre autres, risquées…). L’aisance acquise dans l’aigu par Karine Deshayes lui permet de couvrir sans effort apparent l’ensemble de la tessiture requise par le rôle, et si la chanteuse apparaît un brin tendue lors des premières scènes, la voix se libère progressivement et offre une scène finale tout autant réussie dans le legato mélancolique de « Bell’alme generose » que dans le « Fuggi amor da questo seno » qui clôt l’œuvre, d’autant plus virtuose qu’il est pris dans un tempo extrêmement rapide par Pidò !
Une distribution globalement de qualité
Le choix de Salome Jicia, pour incarner la tendre Mathilde, fille de Marie Stuart, surprend dans un premier temps : on imagine a priori, pour le rôle, une voix plus lyrique et plus douce (mais non légère : le choix de Valérie Masterson, à Aix en 1975 puis au disque chez Philips constituait manifestement, au-delà des qualités bien connues de la chanteuse, une erreur de distribution…). Pourtant, la tension dont Salome Jicia pare son chant, fier, puissant et techniquement tout à fait maîtrisé, confère à Mathilde un intérêt nouveau et intéressant en rééquilibrant les forces vocales – et donc dramatiques – des personnages.
La voix de Barry Banks, qui incarne le traitre Norfolc (timbre plutôt acide, voyelles très ouvertes et émission assez nasale) a ses adeptes. Mais il faut reconnaître que le vibrato est devenu aujourd’hui assez lâche et n’est plus tout à fait maîtrisé, rendant périlleux le legato comme le chant orné…
Enfin, Sergey Romanovsky impressionne réellement en Leicester, un de ces emplois de baryténors que le chanteur affectionne particulièrement et qui lui permettent de faire valoir un médium et un grave sonores, remarquablement projetés et intégrés à la ligne de chant. L’aigu n’est pas en reste (à une ou deux tensions près), et l’incarnation du personnage est très convaincante, avec notamment une scène de la prison fort émouvante.
Une mise en scène entre The Queen et The Crown !
Reste à évoquer la mise en scène de Davide Livermore, très légèrement chahuté au rideau final. Rien d’indigne pourtant, loin de là : l’intrigue est transposée au XXe siècle, Élisabeth Ire devenant logiquement une Élisabeth II rappelant de très près celle croquée par Stephen Frears dans The Queen (l’apparition d’un cerf pendant l’ouverture semble une citation directe du film du réalisateur anglais), puis par les scénaristes et réalisateurs de la série The Crown. Ainsi il n’est pas interdit de voir en Leicester, devenu aviateur, un avatar du colonel d’aviation Peter Townsend, héros de la seconde guerre mondiale puis écuyer de la reine – et, accessoirement, amoureux de la princesse Margaret/Mathilde. Mais ces références importent finalement peu : on retient surtout du spectacle (outre les très beaux costumes de Gianluca Falaschi) le décalage saisissant entre la violence qui se déchaîne dans le monde extérieur (bombardements sur Londres, incendies, …) et l’étiquette de la cour (symbolisée par les allées et venues mécaniques de quelques gardes royaux et les déplacements chorégraphiés de soubrettes), qui n’en apparaît que plus futile, voire grotesque. Le message est clair : le monde s’écroule – ce que symbolise également le mobilier royal renversé ou à moitié enseveli – et s’autodétruit dans un déferlement inouï de violence tandis que la cour semble figée dans un dérisoire respect du protocole et des convenances de façade… Pourquoi pas ? Ce qui a sans doute agacé certains spectateurs, c’est peut-être le côté ostentatoire de la mise en scène (omniprésence de la vidéo, débauche de couleurs, apparition et disparition fréquentes d’éléments de décors), qui ne laisse pas suffisamment l’œuvre respirer par elle-même et tend trop souvent à prendre le pas sur la musique. Malgré tout, il y a dans cette mise en scène une vision, une cohérence… et une lisibilité, ce qui est loin d’être toujours le cas aujourd’hui ! La présence de caméras dans la salle laisse espérer sinon la sortie d’un Blu-ray/DVD, du moins une diffusion prochaine à la télévision ou sur les réseaux sociaux. Nos lecteurs pourront ainsi de forger leur propre opinion…
Elisabetta : Karine Deshayes
Leicester : Sergey Romanovsky
Matilde : Salome Jicia
Enrico : Marta Pluda
Norfolc : Barry Banks
Guglielmo : Valentino Buzza
Orchestra Sinfonica Nazionale della RAI, dir. Evelino Pidò
Coro del Teatro Ventidio Basso, dir. Giovanni Farina
Mise en scène : Davide Livermore
Décors : Giò Forma
Costumes : Gianluca Falaschi
Vidéo : D-Wok
Lumières : Nicolas Bovey
Elisabetta, regina d’Inghilterra
Opéra en deux actes de Gioachino Rossini, livret de Giovanni Schmidt, créé à Naples le 04 octobre 1815.
Rossini Opera festival de Pesaro, Vitrifigo arena. Générale du spectacle, le 08 août 2021