Les festivals de l’été – Rigoletto à Bregenz : entre cirque et opéra
Crédit photos : © Bregenzer Festpiele – Anja Köhler / Karl Forster
Le cirque cruel de <i>Rigoletto </i>à Bregenz
Reprise du Rigoletto de Philipp Stölzl au festival de Bregenz : un spectacle impressionnant, globalement réussi visuellement comme musicalement.
Rigoletto dans un cirque
Les eaux du lac de Constance se mêlent à celles du Mincio dans cette production réussie du Rigoletto de Verdi, reprise à Bregenz après la pause obligée de l’année dernière, qui aurait dû célébrer la 75e saison depuis la création du festival en 1946.
Situer Rigoletto dans un cirque n’est pas une nouveauté : Robert Carsen y avait déjà pensé en 2013 au Festival d’Aix-en-Provence. Mais le décor contribuait alors à exposer la scandaleuse crudité de l’histoire ; ici, à Bregenz, pour la première fois sur la scène flottante du lac de Constance et devant une foule de 7000 spectateurs, les intentions sont tout autres : gigantisme et spectacle sont les maîtres. Il ne s’agit certainement pas de se livrer à grand raffinement musical ni à une exploration psychologique des personnages, qui restent des marionnettes dans un spectacle destiné avant tout à « être vu ». D’un coût de huit millions d’euros, la scénographie de Philipp Stölzl capte l’attention du public par un déploiement de gigantisme, d’audaces technologiques, de lumières et d’acrobaties unique sur la scène lyrique mondiale.
Trois plateformes sont posées sur l’eau : une pour la tête du clown (14 mètres de haut) et deux pour les mains (9 mètres). La « collerette » et les « manches » sont les bases sur lesquelles se déplacent les interprètes, le chœur et la foule des personnages. La tête du clown est extrêmement mobile, les yeux et la bouche s’ouvrant et se fermant pour changer d’expression et s’adapter aux personnages. Lorsque le nez est enlevé, ainsi que les globes oculaires et quelques dents, elle se transforme en un crâne au sourire sardonique. Les doigts de la main droite bougent librement et le poignet tourne à 360° : ils forment la maison-abri-prison de Rigoletto où Gilda – une Blanche-Neige façon Disney mais avec les pantoufles rouges de Dorothy dans Le Magicien d’Oz – est séquestrée avec une corde de sécurité autour de la taille, laquelle constituait aussi une précaution de la part de son père possessif. Dans la main gauche, Gilda tient un ballon qui s’élève comme une baudruche tandis que la jeune fille, dans la nacelle, gazouille son » Caro nome « . La scénographie, réalisée par Stölzl lui-même et Heike Vollmer, s’adapte avec une fluidité spectaculaire à l’histoire : lorsque Monterone annonce sa malédiction, la « collerette » se brise, tout comme le monde de Rigoletto, et ne se recompose que lorsque le bouffon s’imagine qu’il a de nouveau le dessus après la deuxième apparition de Monterone : « No, vecchio t’inganni… un vindice avrai! […] Come fulmin scagliato da dio, il buffone colpirti saprà ».
C’est Georg Vett qui est en charge de l’éclairage, lequel impressionne par son efficacité et son caractère spectaculaire lorsque les couleurs contribuent à modifier l’expression de la tête du clown. Les costumes fantasmagoriques de Kathi Maurer sont faits pour être admirés à cent mètres de distance et pour souligner les rôles des personnages de ce cirque cruel : Rigoletto est le clown, le duc de Mantoue le directeur, Sparafucile un lanceur de couteaux habillé en squelette, Maddalena son assistante, Monterone un illusionniste, Marullo et Borsa deux clowns maquillés en Klaus Nomi. Il y a aussi des singes tueurs, des monstres, des dompteurs, une poupée mécanique, des échassiers et des jongleurs. Les acrobaties et les cascades efficaces du Wired Aerial Theatre laissent le public sans voix – je ne sais toujours pas si la Gilda qui se balance à 20 mètres du sol est vraiment la chanteuse ou un double acrobatique… Avec quelques ajustements mineurs, on pourrait être face à l’un des spectacles du Cirque du Soleil !
Un spectacle visuellement (trop ?) riche / une interprétation musicale de qualité
Avant le début de la représentation, l’orchestre d’étudiants du Voralberger Landeskonservatorium traverse le public en jouant « la pira » du Trovatore et, immédiatement après, la musique d’ouverture de Rigoletto. Un clown suspendu par un fil arrive sur la plate-forme. C’est Rigoletto. Le spectacle peut commencer…
Le metteur en scène/réalisateur aux multiples facettes – outre le film North Face (2008), Philipp Stölzl a réalisé des vidéos de Madonna et d’autres célébrités de la pop – déploie toute sa richesse visionnaire dans une lecture qui n’est pas exempte d’une obsessionnelle « horreur du vide » : il n’y a pas une note de la partition qui n’ait un équivalent visuel, il n’y a pas un air ou une cabaletta qui ne soit accompagné d’une toile de fond, à tel point qu’il est difficile de se concentrer sur la performance des chanteurs et de l’orchestre des Wiener Symphoniker situé à des centaines de mètres et dirigé d’une main ferme par le jeune Israélien Daniel Cohen. La partition est jouée avec des rythmes impétueux et des couleurs vives. Alors que le chef et l’orchestre sont sans contact direct avec les chanteurs lointains et leurs micros, là au milieu du lac, il apparaît comme miraculeux qu’il n’y ait aucun décalage entre la « fosse » et la « scène ». Cependant, il est difficile de parler de dynamique ou de couleurs : les subtilités instrumentales et les pianissimi sont nivelés par l’amplification d’un système de sonorisation, au demeurant excellent.
On peut presque écrire la même chose des voix, aidées à la fois par le micro situé à quelques centimètres de la bouche et par les filtres qui « améliorent » la voix en temps réel. Mais ici, il y a en plus la performance physique des chanteurs, qui sont souvent suspendus au-dessus du vide. Plusieurs chanteurs ont été distribués dans les différents rôles pour participer à ces représentations pour le moins animées : quatre Rigoletto, trois Ducs, trois Gilda… En ce soir de 15 août, c’était au tour de la soprano russe Ekaterina Sadovnikova de combiner chant et acrobatie au trapèze : l’artiste s’en sort non seulement indemne mais laisse une bonne impression en termes d’expressivité et d’assurance vocale. Le duc de Mantoue, qui change constamment de costumes colorés avec le mot « Duca » imprimé dans le dos, n’a rien de répréhensible dans ce monde artificiel et quelque peu asexué. Le ténor chinois Long Long a un timbre clair et agréable, des aigus précis et brillants, une diction plus qu’acceptable. Le baryton bulgare Vladimir Stoyanov donne un Rigoletto plausible, évitant toute exagération (j’aurais peut-être évité de lui faire baiser les pieds de sa fille, Herr Stölzl…), avec une voix autoritaire mais plutôt monotone. La basse hongroise Levente Páll est un Sparafucile respectable. Les deux personnages de Giovanna et Maddalena sont confiés à une seule chanteuse, l’Autrichienne Katrin Wundsam, à la voix séduisante. Parmi les comprimarii, il faut au moins mentionner la figure impérieuse de Monterone, interprétée par le baryton-basse et acteur lituanien Kostas Moriginas. Le Chœur philharmonique de Prague, dirigé par Lukáš Vasilek, a fait preuve d’une grande précision.
Bilan et projets…
Bregenz est en concurrence avec les Arènes de Vérone pour prétendre au titre de plus grand festival d’opéra d’été en plein air. Mais la ville autrichienne a un énorme avantage sur la cité de Vénétie : il n’y a ici qu’une seule production, fort coûteuse, mais utilisée pour plus de cinquante représentations sur deux ans. Cela représente près de 300 000 spectateurs dans les tribunes et dix fois plus devant l’écran de télévision dans les pays germanophones : un bilan enviable !
Les dates de l’année prochaine comprennent Siberia de Giordano au Festspielhaus et les débuts de Madama Butterfly à la Seebühne. Il sera intéressant de voir comment le metteur en scène Andreas Homoki conciliera l’intimisme de l’opéra de Puccini avec la grandeur du décor au bord du lac…
Rigoletto : Vladimir Stoyanov
Gilda : Ekaterina Sadovnikova
Le Duc de Mantoue : Long Long
Sparafucile : Levente Páll
Giovanna, Maddalena : Katrin Wundsam
Monterone : Kostas Moriginas
Wiener Symphoniker, dir. Daniel Cohen
Chœur philharmonique de Prague, dir. Lukáš Vasilek
Mise en scène : Philipp Stölzl et Heike Vollmer
Lumières : Georg Vett
Costumes : Kathi Maurer
Rigoletto
Opéra en trois actes de Guiseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave (d’après Victor Hugo, Le Roi s’amuse), créé à la Fenice de Venise le 11 mars 1851.
Bregenzer Festspiele, représentation du 15 août 2021
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