Crédit photos : © Cyril Cosson
Après une année blanche en raison de la crise sanitaire, les Nuits lyriques de Sanxay reprennent le cours d’une histoire commencée au début des années 2000, lorsque Christophe Blugeon, le directeur artistique de la manifestation poitevine, a décidé d’apporter l’opéra dans une région alors dépourvue de véritable scène lyrique – et depuis assimilée à la grande région Nouvelle-Aquitaine, au nom tout droit sorti des phosphorescences administratives. Ce sont d’ailleurs ces mêmes phosphorescences qui ont failli altérer la joie des retrouvailles au Théâtre gallo-romain de Sanxay, en raison de redondances de protocoles sécuritaires plus que sanitaires. Si, malgré les résistances préfectorales, la buvette et la restauration ont pu être maintenus, il est bien connu que les conditions de plein-air au bord de la Vonne, qui rafraîchit significativement l’atmosphère dès le milieu de soirée, sont si propices à un cluster qu’il faille soumettre les 2500 spectateurs au port du masque – en plus du passe sanitaire et des contrôles Vigipirate, mille-feuille de mesures qui ne cessera sans doute de s’épaissir jusqu’à l’atrophie du spectacle vivant.
Mais après ce pénible mais hélas nécessaire préambule, revenons à l’ordre artistique. Dans le panorama des grands événements lyriques de l’été, Sanxay s’avère plus proche de l’approche grand public d’Orange – les tarifs en moins – que de l’élitisme un rien endogame d’Aix-en-Provence. Ici l’opéra se met à la portée de tous, et la mise en scène respecte la diversité des spectateurs, qui peuvent être novices, en même temps que la littéralité des ouvrages du grand répertoire – les raretés ne rempliraient ni la jauge, ni les besoins de trésorerie du festival.
Les caractéristiques particulières du plateau induisent des choix scénographiques. Réalisée par Jean-Christophe Mast, la production du chef-d’œuvre de Bizet, Carmen, à l’affiche cette année, s’inscrit sous un décor d’arcade aux allures de sortie de coulisses d’un music-hall où Jérôme Bourdin inscrit le drame, jouant ainsi, sans conceptualisme, d’une mise en abyme colorée avec des rythmes de flamenco réglés par Carlos Ruiz pour ponctuer chacun des actes. Efficacité et pittoresque andalou réduit à un essentiel aussi sonore que visuel se rejoignent sous les lumières méridionales calibrées par Pascal Noël.
La lisibilité du spectacle sert d’abord d’écrin aux incarnations des personnages, et en premier de celle du rôle-titre par Ketevan Kemoklidze. C’est une Carmen au timbre nourri et chaud que fait valoir la mezzo géorgienne. La fierté farouche de l’héroïne s’entend dans le balancement d’une sensualité modulée avec un bel instinct autant vocal que scénique. Même allophone, la diction ne démérite aucunement et préserve une expressivité soutenue par une authentique passion qui n’hésite pas à faire affleurer les ressorts psychologiques intimes. Azer Zada lui oppose un Don José non moins puissant, à l’émission suffisamment large pour laisser s’épanouir le tempérament sanguin du brigadier sans verser dans la caricature. Le ténor azéri soutient une remarquable crédibilité dans l’évolution de la fatalité comme dans la confrontation avec la bohémienne. Avec une émission à la fois claire et fruitée, Adriana Gonzalez séduit avec une Micaëla sincère, qui évite toute mièvrerie. En Escamillo, Florian Sempey se distingue par une faconde naturelle et un baryton aussi solide que chantant. La densité du grain sonore préserve l’homogénéité de toute monochromie, et privilégie l’impact scénique à des raffinements que la partition n’appelle pas.
Le second plan n’est pas négligé. La Frasquita de Charlotte Bonnet et la Mercédès d’Ahlima Mhamdi se révèlent d’une juste complémentarité, sans avoir besoin de sacrifier la fausse gémellité des deux femmes sur l’autel des contrastes. On retrouve cette même pertinence dans l’appariement avec Le Dancaïre robuste d’Olivier Grand et Le Remendado alerte et ensoleillé d’Alfred Bironien. Nika Guliashvili campe un Zuniga avec l’autorité matamore que l’on attend, quand Yoann Dubruque assume de manière investie les répliques de Moralès.
À la tête de l’orchestre réuni pour les Nuits lyriques de Sanxay, Roberto Rizzi-Brignoli fait ressortir l’alacrité dramatique de l’œuvre, sans jamais sacrifier l’écoute du plateau. L’attention à la nervosité et aux coloris de l’écriture de Bizet, à l’orchestre fine et aérée, fait ressortir la relative banalité fonctionnelle des récitatifs de Guiraud, sans pour autant altérer la cohérence d’un spectacle, qui, avec de tels interprètes, n’aurait rien perdu, sauf quelques éventuels réglages acoustiques liés aux dialogues parlés, à choisir la version originale avec dialogues. Enfin, sous la houlette de Stefano Visconti, les choeurs participent de la couleur dramatique du spectacle, et, dans la continuité du travail pédagogique mené depuis plus de dix ans par Christophe Blugeon, le directeur artistique du festival, a préparé les choeurs d’enfants. A Sanxay, l’excellence va de pair avec une authentique inscription dans le territoire.
Carmen : Ketevan Kemoklidze
Micaëla : Adriana Gonzalez
Frasquita : Charlotte Bonnet
Mercédès : Ahlima Mhamdi
Don José : Azer Zada
Escamillo : Florian Sempey
Le Dancaïre : Olivier Grand
Le Remendado : Alfred Bironien
Zuniga : Nika Guliashvili
Moralès : Yoann Dubruque
Orchestre et chœur des Soirées lyriques de Sanxay, dir. Roberto Rizzi-Brignoli.
Jean-Christophe Mast : mise en scène
Carmen
Opéra-comique en quatre actes de Georges Bizet (version avec récitatifs d’Ernest Guiraud), livret de Meilhac et Halévy (d’après la nouvelle homonyme de Mérimée), créé le 3 mars 1875 à l’Opéra-Comique (Paris).
Soirées lyriques de Sanxay, représentation du 10 août 2021.