The time of our singing, une famille au cœur de l’histoire américaine à Bruxelles
Crédit photos : © Hugo Segers
Le Théâtre de la Monnaie ouvre sa saison avec une création mondiale. Quatrième opéra de Kris Defoort, et commande de l’institution bruxelloise – laquelle avait déjà porté sur sa scène les trois précédents opus lyriques du compositeur belge, les deux premiers y ayant même été créés – The time of our singing adapte le roman homonyme de Richard Powers, qui retrace l’histoire, sur plusieurs générations, d’une famille issue d’un couple « mixte » – une femme noire et un juif qui a fui l’Allemagne nazie – sur fond de la ségrégation raciale américaine.
Par-delà les intentions, qui peuvent faire écho à des préoccupations contemporaines, c’est la qualité narrative de l’ouvrage qui retient l’attention. Si l’opéra privilégie une certaine linéarité du récit, il ne renonce pas à la pluralité des formes et des registres, assumée par le roman, et que Kris Defoort a habilement transformée dans un langage musical composite qui constitue l’une des marques de fabrique de son écriture. L’élève de Boesmans ne se contente pas de tisser sa partition d’évocations, pastiches ou citations du répertoire de la musique savante, mais incorpore également des emprunts au jazz, voire à la pop, au gré des situations et des personnages, afin de les caractériser : l’identité dramatique est également musicale. Si la balance acoustique dans l’amplification du rock peut souffrir quelques menus déséquilibres, le canevas sonore transforme l’apparente hétérogénéité des styles en une cohérence dramaturgique remarquable d’émouvante et expressive efficacité. La direction investie de Kwamé Ryan, face aux pupitres de l’Orchestre de chambre de la Monnaie et ceux de l’ensemble de jazz, anime avec intelligence et sensibilité ce camaïeu au plus près de la dynamique narrative.
Le plateau cède sans doute à quelque tentation réaliste, dans la coïncidence entre l’ethnographie des interprètes et celle des rôles, alors que la portée universelle de l’intrigue dépasse les clivages identitaires et que la mise en scène de Ted Huffman, reprenant un dispositif abstrait modulable déjà mis en œuvre dans la création française de Denis et Katya de Venables à Montpellier, s’appuie sur des ressources vidéographiques et cinématographiques, réglées par Pierre Martin, pour une crédibilité théâtrale non naturaliste. Les chaises de Venables deviennent ici, aménagées en ouverture d’espace scénique par Johannes Schütz, des tables qui, dans les émeutes de 1992 de Los Angeles refermant le récit, seront amoncelées en barricades, alors que, pour Jonah, se précipiteront les certitudes à l’heure du trépas. Si le vestiaire dessiné par Astrid Klein expriment les époques, l’essentiel réside dans un rituel narratif et mémoriel d’abord évocation et réflexion avant que d’être reproduction imitative d’un réel aux confins du saisissable, sous les lumières calibrées de Bernd Purkrabek.
Dans cette distribution où les qualités de chant sont complétées par celles de comédiens, nous rendant attachante cette cellule familiale ballottée par l’Histoire, Claron McFadden incarne une Delia Daley d’une dignité où pointe le frémissement d’une fragilité en même temps que celui d’un désir d’émancipation, avec une belle authenticité expressive dans les moyens. Simon Bailey résume la carrure conciliatrice de David Strom, tandis que Mark S. Doss affirme l’autorité paternelle de William Daley, sans négliger la complexité de son évolution psychologique et intellectuelle. Levy Sekgapane se distingue par un engagement sans faille en Jonah, dont l’éclat et la générosité vocale met dans une ombre relative, avec une acuité dramatique évidente, le cadet, Joey, dévolu au non moins remarquable Peter Brathwaite. La benjamine, Ruth, revient quant à elle à une Abigail Abraham aux raucités afro-américaines en synchronie avec sa mobilisation politique et pop. Lilly Jørstad condense la futilité tourmentée de la diva Lisette Soer. Chloé Bryan, Issaïah Fiszman et Miami Holness font la démonstration des trois étudiants de l’école singulière initiée par Ruth et Joey – les contraintes de la pandémie ont réduit le nombre d’enfants sur le plateau – et complètent l’affiche d’une création d’une belle mixité esthétique et dramaturgique, aux allures de biopic, et dont la réussite dépasse les intentions.
Delia Daley : Claron McFadden
William Daley : Mark S. Doss
David Strom : Simon Bailey
Jonah : Levy Sekgapane
Joey : Peter Brathwaite
Ruth : Abigail Abraham
Lisette Soer : Lilly Jørstad
Étudiants : Chloé Bryan, Issaïah Fiszman, Miami Holness
Pianiste : David Zobel
Orchestre de chambre de la Monnaie, dir. Kwamé Ryan
Ensemble de jazz (Mark Turner, Lander Gyselinck, Nicolas Thys, Hendrik Lasure)
Chœurs d’enfants et de jeunes de la Monnaie, dir. Benoît Giaux
Mise en scène : Ted Huffman
The time of our singing, opéra en trois actes de Kris Defoort, livret de Peter van Kraaij, basé sur le roman de Richard Powers, créé à Bruxelles le 14 septembre 2021.
Représentation du 26 septembre 2021, Théâtre de la Monnaie, Bruxelles