Crédit photos : © Pierre Grosbois
Dans le sillage du mouvement maintenant bien établi de (re)découverte de compositrices oubliées, l’ARCAL propose, au Centre des bords de Marne du Perreux-sur-Marne, une création française : Talestri, reine des Amazones, opéra de Maria-Antonia Walpurgis, épouse de Frédéric IV, prince-électeur de Saxe, corégente de Saxe de 1763 à 1768 et… musicienne accomplie, comme en témoigne cet opéra créé en 1760 au Nymphenburger Schloß, près de Munich. Comme l’expliquait Bérénice Collet dans l’interview qu’elle nous a accordée, l’œuvre participe des esthétiques baroque et classique, rappelant certains opere serie du début du XVIIIe siècle tout en annonçant par certains aspects le classicisme d’œuvres plus tardives – celles de la fin du même siècle. Sans s’affranchir d’un certain académisme et des conventions propres au genre (on trouve au fil de l’œuvre la plupart des scènes obligées de l’opera seria : arie di sortita, d’ombra, di paragone, di tempesta,…), l’œuvre réserve quelques belles pages aux moments stratégiques du drame : on retiendra surtout la scène de furie de Tomiri lorsqu’elle reproche à Talestri d’être responsable de la mort d’Oronte, et surtout l’aria d’ombra de la reine, croyant, dans une hallucination, voir apparaître le fantôme de son bien-aimé[1]. Dramatiquement en revanche, c’est peu de dire que le livret (signé également Maria-Antonia Walpurgis) est original. Les structures et schémas habituels de l’opéra y sont (en partie) inversés, les femmes, dont on comprend qu’elles ont longtemps souffert d’une cruelle oppression masculine, refusant le statut de victimes, se révoltant contre les hommes, et allant même, pour certaines d’entre elles, jusqu’à s’approprier leurs supposés qualités (la bravoure) ou défauts (la brutalité, l’intolérance). Parmi celles-ci, la prêtresse Tomiri, prônant la haine, la non-réconciliation et la destruction des hommes. D’autres en revanche (la reine Talestri, puis au fil de l’œuvre sa sœur Antiope), tout aussi révoltées et vindicatives, refusent de détester les hommes et en viennent à souhaiter une réconciliation sereine et apaisée. Il est ainsi très surprenant de voir mis en scène, avec quelque 250 ans d’avance, deux versants du féminisme moderne avec une Tomiri plutôt Alice Coffin et une Talestri plutôt Isabelle Alonso !
La mise en scène de Bérénice Collet transpose l’action dans le Moyen Orient (ou l’Asie centrale, le spectacle s’ouvrant par la lecture de quelques vers de la poétesse afghane Meena Keshwar Kamal), et nous montre, dans une première partie, un camp dans lequel les Amazones se sont organisées pour vivre entre elles et résister aux attaques toujours possibles de l’ennemi masculin. Les décisions, le maniement des armes, le choix d’avoir une relation physique avec son partenaire : tout ce qui incombe, traditionnellement, aux hommes est ici le fait des femmes. Dans cet univers que les circonstances ont rendu très dur, voire impitoyable, une faille apparaît dès lors que la reine puis sa sœur ne peuvent résister à l’amour qu’elles éprouvent pour Oronte et Learco. Dès lors, les certitudes et les règles sur lesquelles repose et s’est construite la communauté des Amazones se fissurent… Ce que suggère très bien la seconde partie du spectacle, où la scénographie (signée Christophe Ouvrard, lequel réalise également les costumes) renonce au réalisme de la première (le décor représente une sorte de terrain marécageux, no man’s land où se croisent les personnages et où prennent corps certaines apparitions fantomatiques) pour une forme d’onirisme parfaitement propice à l’évocation des déchirements intérieurs vécus par les personnages.
L’ensemble forme un tout cohérent, très lisible et fort bien servi par une troupe de jeunes chanteurs-acteurs parfaitement impliqués dans le projet. Les rôles sont vocalement exigeants : techniquement, ils comportent presque tous des moments de virtuosité requérant une technique aguerrie. Dramatiquement, ils mettent en jeu des passions extrêmes (amour, haine, désir de vengeance, intolérance, désespoir…) nécessitant un engagement quasi constant. Aucun des cinq artistes composant la distribution ne démérite : Iannis Gaussin et Joao Pedro Cabral forment un couple très attachant, rappelant d’assez près celui formé par Oreste et Pylade dans l’Iphigénie en Tauride de Gluck (les deux hommes font assaut de générosité l’un vis-à-vis de l’autre, chacun souhaitant mourir à la place de son ami). Les timbres des deux ténors se distinguent agréablement, celui de Joao Pedro Cabral étant plus chaud (avec de menues limites ici ou là dans l’aigu et la virtuosité), celui de Iannis Gaussin plus léger et lumineux). Emilie Rose Bry est une Tomiri très convaincante, notamment dans l’expression de sa douleur et de sa colère après la mort (supposée) de son fils. C’est peut-être Anaïs Yvoz, en dépit d’un aigu parfois un peu court, qui dispose de l’émission vocale la plus franche et la plus ferme. Les belles couleurs de son mezzo lui permettent de dessiner une Antiope aussi convaincante dans la colère que dans l’amour naissant. Enfin, c’est à Anara Khassenova qu’échoit le rôle-titre. Son timbre un peu mince et les couleurs délicates de sa voix lui permettent de mettre en valeur moins son statut de reine (au demeurant, elle répète à plusieurs reprises qu’elle n’est reine que malgré elle !) que ses hésitations, sa douleur et l’amour qu’elle porte à Oronte. Son portrait de Talestri se révèle in fine convaincant et émouvant, notamment dans son aria « Pallid’ombra », maîtrisé et habité.
On ne saurait pour terminer passer sous silence la belle prestation des musiciens du Concert de l’Hostel Dieu qui, sous la baguette précise et dynamique de Franck-Emmanuel Comte, proposent aux chanteurs un soutien à la fois attentionné et toujours parfaitement adapté aux situations dramatiques.
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[1] Pour les détails de l’action, nous renvoyons à l’interview de Béatrice Collet.
Talestri, princesse puis reine des Amazones : Anara Khassenova
Tomiri, grande prêtresse de Diane : Emilie Rose Bry
Antiope, sœur de Talestri : Anaïs Yvoz
Oronte, prince de Scythie, amant de Talestri : Iannis Gaussin
Learco, compagnon d’Oronte, puis amant d’Antiope : Joao Pedro Cabral
Chœur des Amazones
Apolline Raï-Westphal, soprano
Célia Heulle, mezzo-soprano
Alexia Macbeth, mezzo-soprano
Chœur des Scythes
Benjamin Locher, contre-ténor
Yannick Badier, ténor
Ronan Debois, baryton
Ensemble Le Concert de l’Hostel Dieu, dir. Franck-Emmanuel Comte
Mise en scène : Bérénice Collet
Scénographie & costumes : Christophe Ouvrard
Talestri, reine des Amazones
Opera drammatica, opéra dede Maria Antonia Walpurgis, livret de la compositrice, créé en 1760 au Château de Nymphenburg (Munich).
Représentation du 28 septembre 2021, Centre des bords de Marne, (Le Perreux).
Reprise les 14 et 15 avril 2022 à Herblay (Théâtre Roger Barat).