Crédit photos : © Marc Ginot
Une ouverture de la saison retentissante à Montpellier avec Rigoletto
L’ouverture de la saison lyrique de l’Opéra de Montpellier est retentissante avec la vision très actuelle d’un Verdi du répertoire, Rigoletto. Le bouffon de la cour de Mantoue y devient un comique de stand up partageant le récit des affres de sa vie de père et de comédien, via la « déconstruction » signée de Marie-Ève Signeyrole. Le baryton Gëzim Myshketa et ses acolytes, merveilleux musiciens, se prêtent au défi. Prochaines représentations : 1er octobre à 20 h, 3 octobre à 17 h à l’Opéra Berlioz (Corum).
Être stand-upper et père maladivement possessif : maledizione !
Lorsque Piave, le librettiste de Verdi adapte le drame Le Roi s’amuse de Victor Hugo (1832), l’opéra touche tout de suite son public par le double enjeu qu’il instaure : l’abus de pouvoir sur les femmes à la cour ducale de Mantoue, la relation filiale exclusive entre Rigoletto et Gilda (duo « Figlia ! Mio padre ! » 1er acte). Pour les dramaturges du XIXe siècle, la situation tragique de Gilda (séduite, enlevée, possédée, se sacrifiant pour sauver son séducteur-suborneur) serait le fruit de la maledizione vengeresse qui s’abat sur le bouffon, trop corrosif à l’égard des courtisans Monterone et Ceprano, dont la fille et l’épouse sont bafouées par le duc. Le titre primitif de l’opéra était d’ailleurs La Maledizione. Verdi et son complice magnifient en conséquence l’une et l’autre passion : l’air de Rigoletto qui reprend le monologue hugolien (« Pari siamo … Io la lingua, egli ha il pugnale[1] »), le final du 2e acte s’envolant sur le motif musical de la vengeance.
De nos jours, les violences sexuelles faites aux femmes et la place de l’amuseur public dans la société exigent pour le moins une recontextualisation de l’intrigue d’opéra, voire une clarification. C’est ce que tente cette nouvelle production (Opéra de Montpellier, coproduction Vlaanderen), avec un foisonnement de pistes certes intelligentes, mais prenant le pas sur la perception des émotions musicales. Marie-Ève Signeyrole est connue pour ses relectures pertinentes, notamment à Montpellier : Il Tabarro, Gianni Schicchi, sans omettre ses réalisations de théâtre musical (Soupe pop, 2019). Ici, en complicité du décorateur Fabien Teigné, elle inscrit sa vision d’un Rigoletto à deux faces : le regard psychotique du « père-monstre aimant » face à sa fille jalousement enfermée (le livret de Piave) a son revers, soit le déballage impudique et railleur d’un comique seul en scène. Vous le devinez : la relecture est radicale !
Au lever de rideau, Rigoletto tue sa fille Gilda. Introduit par un générique à l’écran, son long one man show d’humoriste débute alors (l’opéra), hanté par ses angoisses existentielles depuis sa loge sur le plateau du Corum jusqu’au plateau du show, une large passerelle surplombant la fosse d’orchestre. Là, au micro, Rigoletto « dans son 101 round » (information sur écran) interpelle le public de ses fans VIP (le chœur) gesticulant aux premiers rangs du parterre. Face à l’emprise du duc-impresario, incarnant la tyrannie versatile de la société de spectacle, et à Giovanna-l’habilleuse, ses peurs s’amplifient, tandis que le tueur Sparafucile devient son double (vêtus du même jaune des bouffons). L’égarement de Rigoletto le conduit à mimer le chant des autres rôles (le playback du show bizz), y compris le sublime « Cara nome » de Gilda, et à revivre in fine le meurtre de sa fille avec l’émotion torturée d’un dernier tour de piste. Au fil des 3 actes, fiction et réalité s’emboitent et se brouillent. Si tout est vu depuis la psyché de l’amuseur Rigoletto, spectatrices et spectateurs risquent de se perdre dans l’effort permanent de surlecture (notamment le 1er acte, scindé en épisodes étiquetés par les paratextes du show) tout en peinant à s’identifier à l’humanité du bouffon. En outre, certains demeurent frustrés de ne jamais voir Gilda soustraite à la scène (morte …). Certes, la jeune fille y perd son statut de victime pour y gagner la présence irradiante et victorieuse de sa seule vocalité (sublime), alors qu’une triple figuration la remplace sur scène lors de tableautins narratifs.
Chanter et jouer … sans malédiction
Foin de malédiction ! Les émotions musicales sont au rendez-vous. Au vu de la maturité atteinte par Verdi dans la trilogie populaire (à compléter avec Il Trovatore, La Traviata), l’œuvre résiste au temps et aux relectures. C’est déjà l’affaire de l’Orchestre national de Montpellier (rutilante fête Périgourdine au 1er acte), conduit par le chef américain Roderick Cox, lauréat du prix de direction Georg Solti (2018). Le dynamisme des tempi, le coloris instrumental particulièrement soigné – les flûtes (Chloé Dufossez, Jocelyne Fabre) associées à l’air de Gilda, les violoncelle et contrebasse soli en contrepoint de Sparafucile – précèdent les subtils trémolos des cordes dans l’orage. En revanche, l’imprécision du chœur est regrettable (sans doute imputable à sa situation dans le dos du chef ?).
Soumis à rude épreuve par le dispositif scénique, le baryton albanais Gëzim Myshketa endosse avec générosité et humanité ce rôle plus que jamais central. À Montpellier, le public avait apprécié son Bartolo du Barbiere di Siviglia en septembre 2020 ; ici les plaintes legato de son air Piangi, fanciulla ! tirent les larmes, tandis que ses duos avec Gilda (un par acte, pour le bonheur des auditeurs) sont les climax émotionnels de la soirée. Seuls quels aigus en fin de phrase s’éloignent d’une justesse tempérée.
La Gilda de Julia Muzychenko, soprano russe primée au Concours international Rachmaninov 2016, éclaire le drame de sa pureté vocale. Elle dévoile ici d’autres facettes que sa composition de la Norina du Don Pasquale à Montpellier (2019). Les arpèges cristallins de « Cara nome » (1er acte) demeurent précis jusqu’à l’extrémité de l’ambitus (contre-ré dièse), tandis que son écoute des partenaires chanteurs ou instruments est optimale depuis sa « cachette » scénique. La Maddalena de Rihab Chaieb (mezzo tunisio-canadienne) est d’une belle présence sensuelle. La jeune artiste développe, elle aussi, d’autres atouts que ceux du rôle de travesti dans Fantasio (Montpellier, 2019), un bouffon … offenbachien !
Lauréat du concours Operalia Plácido Domingo (2016), le ténor Rame Lahaj (duc de Mantoue) fait valoir un phrasé mélodieux dans la ballata du 1er acte (« Questa o quella per me pari sono ») en dépit d’aigus engoncés. Après le brio de « la Donna è mobile », il brille dans le quatuor « Bella figlia dell’amore », ensemble vocal qui signe la maestria verdienne par sa transcription musicale de quatre personnalités, situées sur deux espaces distincts.
La basse brésilienne Luiz-Ottavio Faria (Sparafucile) fait valoir l’extrême grave du rôle lors du duo du 1er acte, s’enfonçant dans la nuit sur un fa grave d’outre-tombe. Dans les autres rôles, relevons les prestations pertinentes des mezzo Julie Pasturaud (Giovanna) et Anthéa Pichanick (comtesse Ceprano), sans omettre le talent de la basse Tomasz Kumięga (comte Monterone) lors de l’altercation à la cour : « Novello insulto ! ».
« O rage ! être bouffon ! ô rage ! être difforme ! […] Ne vouloir, ne pouvoir, ne devoir et ne faire / Que rire ! quel excès d’opprobre et de misère ! » (Victor Hugo, Le Roi s’amuse, II, 1). Le bouffon hugolien réclamait le droit de ne pas rire et de pleurer s’il le voulait. En écoutant l’opéra de Verdi, nous aussi réclamons ce droit, tant l’émotion reste intacte dans ce beau fleuron de la trilogie, toujours populaire à l’applaudimètre.
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[1] « Nous faisons la paire … J’ai la langue, il a le poignard ».
Rigoletto : Gëzim Myshketa
Duc de Mantoue : Rame Lahaj
Sparafucile : Luiz-Ottavio Faria
Comte de Monterone : Tomasz Kumięga
Marullo : Jaka Mihelač
Matteo Borsa : Loïc Félix
Comte de Ceprano, Jean-Philippe Elleouet-Molina
Gilda : Julia Muzychenko
Maddalena : Rihab Chaieb
Giovanna : Julie Pasturaud
Comtesse de Ceprano : Anthéa Pichanick
Orchestre et chœur de l’OONM, dir. Roderick Cox
Mise en scène : Marie-Ève Signeyrole
Décors : Fabien Teigné
Costumes : Yashi
Chorégraphe : Johanna Faye
Réalisation vidéo : Laurent La Rosa
Rigoletto
Melodramma de Giuseppe Verdi en 3 actes et 4 tableaux, livret de Francesco Maria Piave, d’après Le Roi s’amuse de Victor Hugo, créé le 11 mars 1851 à la Fenice de Venise.
Représentation du 29 septembre 2021, Opéra national de Montpellier (Opéra Berlioz).