Pauvre petite fille riche : les amours contrariées de PARTENOPE à l’Opéra de Madrid
Partenope au Teatro Real de Madrid
Pour l’un des premiers spectacles de sa nouvelle saison lyrique (laquelle s’est ouverte le 23 septembre avec La Cenerentola de Rossini), l’Opéra de Madrid fait souffler le vent de la folie surréaliste sur une partition de Haendel rarement présentée sur scène. Pour le plus grand bonheur du public madrilène et du couple royal espagnol.
Au shaker, pas à la petite cuillère
La programmation, en début de saison, d’un nouveau spectacle dans une capitale européenne prend souvent des allures de raout mondain, mais c’est encore plus vrai lorsque cette capitale est celle d’un État monarchique. Pour un spectateur français de passage à Madrid, il y a quelque chose d’exotique et d’impressionnant à la fois de voir les spectateurs soudain se lever, se tourner vers la loge royale et entonner l’hymne national espagnol à l’unisson de l’orchestre tandis que Leurs Majestés Très Catholiques don Felipe et doña Letizia prennent place dans la loge royale.
Pour ouvrir cette nouvelle saison, le Teatro Real a choisi de monter une œuvre de Haendel qui a moins souvent les honneurs de la scène que Rinaldo, Giulio Cesare, Alcina ou Ariodante. Le livret de Partenope n’a pourtant rien à envier en complexité et en rebondissements au reste du volumineux catalogue haendélien. À la cour de Naples, Partenope est courtisée par pas moins de trois prétendants : Arsace, Armindo et Emilio. Dès le lever de rideau vient s’y ajouter un quatrième, Eurimene, dont on apprend rapidement qu’il n’est autre que Rosmira travesti, la fiancée abandonnée par Arsace venue reconquérir son ancien amant. Trois actes et autant d’heures de musique sont nécessaires pour dénouer les fils de cet imbroglio et c’est finalement l’incongruité d’un duel livré torse-nu qui permet de révéler la véritable identité d’Eurimene et de redistribuer les cartes de ce poker amoureux où quatre rois se disputent les faveurs d’une reine.
L’originalité de Partenope tient à ce que, composée dans les années de maturité du Maître de Halle et créée à Londres en 1730, c’est la première incursion de Haendel dans le genre semi-seria depuis Agrippina en 1709. Il n’en fallait pas d’avantage pour que le metteur en scène new-yorkais Christopher Alden choisisse de tirer cet opéra vers l’humour surréaliste et ose la transposition dans le microcosme artistique parisien des années 1920. Pour lui, Partenope est un pendant de la fameuse Nancy Cunard qui, fuyant les contingences de la bonne société britannique où elle avait grandi, est venue s’établir à Paris au lendemain de la Première Guerre mondiale pour y tenir salon et devenir l’égérie des dadaïstes. Prônant une liberté sexuelle totale, Nancy Cunard fut tour à tour la maitresse de Louis Aragon, d’Hemingway, de James Joyce, et de Brancusi. Une photo de Man Ray a immortalisé sa beauté glacée, son regard de porcelaine et ses bras habillés jusqu’aux coudes de bracelets d’ivoire et de bois.
Au lever de rideau, c’est ainsi qu’apparait Partenope, silhouette à la garçonne croquée par Jeanne Lanvin, des bagues à chaque doigt et des tas de bracelets autour des poignets. L’élégant décor imaginé par Andrew Lieberman est celui d’un immense appartement Art Déco aux murs immaculés. Côté jardin, la courbe gracieuse d’un immense escalier permet aux chanteurs de faire de majestueuses entrées et sorties tandis que, côté cour, une table laquée noire et quelques chaises esquissent un salon élégant. Sur le bar, les bouteilles d’alcool voisinent avec un shaker et des verres à Martini. Tous les artefacts du luxe sont réunis pour suggérer que la cour de Partenope est un lieu de plaisirs raffinés. Les costumes du 1er acte ne font que renforcer cette impression : Jon Morrel a taillé pour les personnages masculins des costumes trois-pièces en tweed qui tombent avec un apprêt impeccable. Astuce bien trouvée, ces costumes aux couleurs tranchées permettent rapidement d’identifier les protagonistes de ce méli-mélo amoureux : Arsace est vêtu de bleu ; Armindo de marron ; Eurimene de vert et Ormonte d’un audacieux lie-de-vin.
Ce parti-pris de la transposition dans l’univers surréaliste des années 1920 est assumé tout au long du spectacle et ne s’essouffle pas : au gré des arie, et sans jamais trahir la partition originelle de Haendel, Christopher Alden fait intervenir la peinture abstraite, le cinéma et la photographie comme si, au cœur de ce phalanstère où tous les hommes semblent amoureux de la même femme, Partenope était la muse d’artistes aux talents complémentaires.
Si la création artistique est au centre du propos du metteur en scène, les intermittences du cœur ne sont jamais très loin. Le salon de Partenope est un lieu où l’on marivaude mais où les cœurs restent froids malgré la passion qui consume les corps. Au 2e acte, lorsque la nuit est tombée et que le décor a tourné sur lui-même pour dévoiler l’envers de l’appartement élégant, Ormonte déambule en peignoir à la recherche d’eau chaude pour remplir sa bouillote car il n’a personne pour partager son lit. Partenope n’est pas plus heureuse en amour : courtisée de toute part, elle en est réduite à chercher le sommeil en se blottissant contre le poêle. Cette image d’une femme adulée au cœur transi de froid est une des plus fortes de la soirée.
S’il y a tant d’urgence à s’aimer – ou à se donner l’illusion d’aimer – c’est aussi parce que le traumatisme de la Grande Guerre continue de hanter les années folles. Dans l’univers feutré de Partenope et de ses soupirants, la guerre fait irruption sous forme de masques à gaz qui permettent de se garder des bouffées délirantes provoquées par les passions amoureuses. La guerre prend aussi les traits d’Emilio dont le personnage a été imaginé par Christopher Alden comme un pendant de Man Ray. Vêtu de gris, affublé tantôt d’un casque à pointe, tantôt d’un appareil photographique dont il use comme un paparazzo, Emilio est, au milieu des hédonistes qui courtisent Partenope, une espèce de voyeur compulsif, un collectionneur d’images sexuelles et finalement le seul peine-à-jouir de ce ménage à six.
De mains de Maître
Pour assumer d’un bout à l’autre de la représentation la folie surréaliste imaginée par le metteur en scène, il faut sur le plateau une distribution d’excellents chanteurs-acteurs et, dans la fosse, un chef prêt à instiller dans sa direction d’orchestre la même frénésie.
De Partenope telle que l’a souhaitée Christopher Alden, la soprano américaine Brenda Rae possède la silhouette élancée et une formidable aisance lui permettant d’assumer avec un brio époustouflant les nombreux passages chorégraphiés de la mise en scène. À la manière de bien des artistes venus d’outre-Atlantique, elle est une show woman au sens anglo-saxon du terme. Mais Brenda Rae est d’abord une chanteuse au timbre rond, capiteux et parfaitement exercé à l’art des vocalises baroques. Dans les nombreux arie que compte le rôle de Partenope, son instrument ne semble jamais à la peine, qu’il s’agisse du virtuose « Voglio amare insin ch’io moro » qu’elle interprète à la manière d’un numéro de cabaret, vêtue d’un élégant tuxedo, ou de l’ariette « Qual farfaletta » dans laquelle elle dialogue avec le violon avec une rigueur de tempo remarquable. À la fin du dernier acte, Brenda Rae entonne « Si, scherza, si » seule en scène, rideau fermé avant qu’il ne se relève pour la conclusion du drame : isolée dans le cône de lumière d’un projecteur, comme un bijou dans son écrin, sa voix déploie alors toute sa morbidezza et montre combien la chanteuse est sensible aux nuances et à l’expressivité.
Deux contre-ténors campent les rôles des amoureux transis Arsace et Armindo. Comme c’est malheureusement souvent le cas pour ce type de voix, leurs premières interventions manquent de projection mais l’attention du chef à l’équilibre fosse / plateau permet rapidement d’y pallier et chacun s’avère in fine un excellent titulaire de sa partie. Au Britannique Iestyn Davies incombe le rôle d’Arsace, amant volage tiraillé entre les charmes de Partenope et les promesses faites à sa fiancée Rosmira. Les revirements sentimentaux incessants du personnage peinent à lui attirer la sympathie mais le jeune contre-ténor anglais, qui connait parfaitement le rôle pour l’avoir déjà chanté au New York City Opera, sait user des charmes de son timbre éthéré, capable d’acrobaties pyrotechniques dans l’aria di tempesta « Furibondo spira il vento » comme de longues notes filées dans le lamento « Ch’io parta ? ». Dans le rôle de l’amant benêt Armindo, Anthony Roth Costanzo s’attire les faveurs du public madrilène et récolte les fruits d’une mise en scène qui lui offre l’occasion de se livrer à mille pitreries : dévaler des escaliers sur les fesses, chanter sa première aria tête en bas, déambuler tout le 2e acte en robe de chambre et finalement livrer au public en délire un double numéro de claquettes et de castagnettes tout en interprétant sublimement « Nobil core che ben ama » ! Mais là encore il ne faudrait surtout pas réduire ce jeune artiste américain à sa science innée du show : son timbre de contre-ténor, plus corsé que celui de Iestyn Davies, convient idéalement au style haendélien dont il maitrise d’ores et déjà la rigueur métronomique et la précision des vocalises dans la reprise ornée des arie da capo.
On était impatient d’entendre sur scène Teresa Iervolino dans le rôle travesti de Rosmira / Eurimene qu’elle a gravé dans l’enregistrement le plus récent de Partenope sous la direction de Riccardo Minasi (Erato, 2015). Son premier air « Se non ti sai spiegar », aux graves trop poitrinés, la fait d’abord deviner tétanisée par les enjeux d’une soirée de gala devant des têtes couronnées mais, le spectacle allant bon train, la jeune mezzo italienne prend confiance en elle, ouvre la colonne d’air et compose finalement un personnage bien chantant, parfaitement idiomatique, précise dans les aigus et d’une jolie musicalité dans ses arie les plus méditatives comme « Arsace, oh dio, cosi ».
Au ténor britannique Jeremy Ovenden revient la mission délicate d’incarner le rôle le plus ingrat de la participation, celui du soupirant définitivement éconduit Emilio. Avec autodérision et un vrai talent d’acteur, l’artiste réussit à donner chair à ce personnage de pervers voyeur imaginé par le metteur en scène. Musicalement, la prestation de cette soirée de première est malheureusement demeurée inaboutie : le timbre parait engorgé, les vocalises sont imprécises et la projection manque singulièrement de brillant. Dans l’arioso du 3e acte « La gloria in nobil alma », Jeremy Ovenden réussit cependant à montrer qu’il est capable de nuances et d’ornementations de bon goût.
Chez Haendel, les voix graves ne sont jamais les mieux mises en valeur. En comparaison de ses camarades, Nikolay Borchev chante peu mais chacune de ses interventions imprime la mémoire du spectateur. Dans l’aria « T’appresta forse Amore », le jeune baryton russe se livre à la fois à un exercice réussi de charleston et à une jolie démonstration d’appogiatures. Il n’est guère étonnant qu’à son âge il ait déjà été réclamé par des scènes aussi prestigieuses que Munich, Vienne, Berlin, Londres et Glyndebourne.
Dans la fosse du Teatro Real, Ivor Bolton est véritablement dans son jardin. Directeur musical de l’institution madrilène depuis 2015, le Maestro britannique dirige à mains nues, le geste précis et l’œil acéré, un Orquesta Titular del Teatro Real qui obéit à chacune des inflexions de ses doigts. Bénéficiant d’une acoustique idéale pour interpréter cette musique du premier XVIIIe siècle, la phalange madrilène « sonne » baroque et juxtapose des pupitres aussi solides les uns que les autres. La direction d’Ivor Bolton s’avère scintillante, d’un luxe inouï de détails jusque dans le continuo qu’il assure en partie au clavecin, idéalement secondé par cinq autres musiciens dont se détache Michael Freimuth et son chitarrone aux cordes fruitées.
Enthousiaste dès les premières facéties de Anthony Roth Costanzo au début du 1er acte, le public madrilène laisse exploser son enthousiasme au moment du rideau final, réservant une ovation nourrie pour chacun des protagonistes de la soirée.
Cette Partenope doit être jouée neuf fois d’ici le 23 novembre dans une double distribution qui redistribue l’ensemble des rôles. Nul doute que, dans cette seconde distribution, le public sera particulièrement attentif à l’interprétation du rôle d’Arsace par le contre-ténor argentin Franco Fagioli.
Partenope Brenda Rae
Rosmira Teresa Iervolino
Arsace Iestyn Davies
Armindo Anthony Roth Costanzo
Emilio Jeremy Ovenden
Ormonte Nikolay Borchev
Orquesta Titular del Teatro Real, dir. Ivor Bolton
Continuo Ivor Bolton et Bernard Robertson (Clavecin), Joy Smith (Harpe), Roderick Shaw (Orgue), Michael Freimuth (Chitarrone), Dragos Balan (Violoncelle)
Mise en scène Christopher Alden
Partenope
Opéra en trois actes de Georg Friedrich Haendel, livret anonyme adapté de celui de l’œuvre homonyme (1699) de Silvio Stampiglia. Créé au King’s Theatre à Londres le 24 février 1730.
Teatro Real de Madrid, samedi 13 novembre 2021