À Montpellier, Virilité.e.s, nouvelle production de l’Opéra Orchestre national, questionne l’identité et les représentations masculines via la répétition d’un chœur masculin de maison d’Opéra. De Franz Schubert à Saint-Saëns, les chœurs romantiques forment la structure musicale sur laquelle la dramaturge ( Elise Schobeß) et la mise en scène (Alicia Geugelin) s’appuient pour proposer un théâtre musical en lien avec les interrogations sociétales.
Faire théâtre avec un chœur masculin
Dans les années 70, Antoine Vitez innovait en mettant en œuvre le concept de « faire théâtre avec tout ». Cette création insolite interroge les virilités au prisme des situations vécues par un corps de métier de l’opéra trop peu visible dans les représentations sociales : le chœur masculin. Alicia Geugelin (metteuse en scène travaillant en Europe du Nord) confie son projet collaboratif de faire théâtre : « Ainsi racontons-nous l’histoire de la recherche d’une image de la masculinité à travers la recherche d’une identité chorale. » (notes d’intention). L’astuce des conceptrices réside dans la théâtralisation de situations jouées/mimées (sans texte théâtral, hormis quelques familiarités), disposées entre les chœurs du répertoire romantique franco-allemand. Certes, l’idée est astucieuse, puisque l’opéra et le Lied du XIXe siècle placent les hommes au cœur des enjeux de pouvoir et de guerre, qui incarnent la virilité depuis l’Antiquité, réservant la sensualité ou bien le statut de victime aux femmes.
Dans ce spectacle, la déconstruction s’attache plutôt à montrer la diversité et l’individualité des psychologies masculines par les attitudes familières et les relations conviviales des choristes. Dès lors, le choriste protecteur, le timide, le sportif, le danseur, l’extraverti, le féminisé, le rieur font éclater le corps social homogène du collectif masculin. Sur un plateau de salle de répétition, où les portes claquent, Elise Schobeß (dramaturge de théâtre musical et de productions de musique contemporaine) et sa complice, Alicia Geugelin, présentent l’univers des coulisses d’opéra avec une ironie bienveillante. Elles en exploitent les circulations et mobilités en constante évolution. Y compris depuis la fosse vers le plateau avec la « montée » d’une petite fanfare en renfort du chœur ou encore celle du chef pour diriger les choristes. On apprécie l’économie de moyens : le décor se limite aux chaises tour à tour transformées en bouclier, piédestal, chaise longue … selon les ambiances dégagées par la musique.
Cependant, l’esprit de déconstruction renoue avec la thématique Virilité.e.s au cours de deux épisodes d’affrontement ou de distinction avec le chœur féminin. Ainsi, le chœur Ich schieß den Hirsch voit défiler les hommes-soldats, puis les femmes-soldates en rangers et chapeau bavarois sur les mêmes vers guerriers et dans une lumière bleu-vert qui joue avec les archétypes de documentaires fascistes (IIIe Reich). Autre jeu théâtralisé, pendant la pièce de Mendelssohn : l’entrée du chœur féminin en pantalon côté jardin (à gauche pour spectateur.trice) fait reculer le chœur masculin vers cour (à droite). Ce partage sexué, dont les stéréotypes humoristiques pêchent par leur simplicité, se fond dans l’ultime chœur de Brahms (Gesang der Parzen, chant des Parques). Dans ce qui apparaît comme un final classique d’opéra, les choristes hommes et femmes se mêlent alors et les paires de couple hétéro ou homo (identifiées à leurs pulls semblables) s’approchent fugacement. En jetant ostensiblement leur pull, chacun.e livre sa nature intime, dans laquelle les genres ne sont plus ceux assignés. Par la mixité de ses voix, ce sublime chœur symboliserait-il « l’expression des systèmes d’échange des personnes dans leur culture » (selon Corinne Schneider, en programme de salle) ?
Une prestation ludique mais inégale du chœur de l’Opéra de Montpellier
L’aspect ludique du montage musical est un faire-valoir du spectacle. Les artistes du Chœur de l’Opéra, complété par des invités – 23 chanteurs, 16 chanteuses, préparés par Noëlle Gény – s’y prêtent d’ailleurs avec une spontanéité entrainante, en dépit du port incontournable du masque. On ressent à quel point cette heure de règne sur le plateau les sort de la place traditionnelle que l’opéra leur consent face aux solistes. Ce côté ludique ne se résume pas au jeu scénique (trop long en lever de rideau …). Il devient musical dans les épisodes d’échauffement vocal – l’unisson avant le chœur Sérénade d’hiver de Saint-Saëns, les tralalère scandés en introduction au célèbre chœur des chasseurs du Freischütz de Weber. Il est franchement humoristique, voire grotesque lors de postures archétypales de certains chanteurs : notamment le début du lied schubertien (Serenade) exagérément vibré, ou bien l’appel strident et entêtant d’un ténor (vaillant) que l’on fait taire, etc.
Sous la baguette de Victor Jacob, l’orchestre en fosse (réduit … pour les conditions sanitaires ?) et le chœur sont les artisans du spectacle, duquel se détacheront 5 solistes masculins pour de courtes prestations bien conduites. À Montpellier, le chef a déjà conduit Poil de carotte en 2019 , théâtre musical de Reinhardt Wagner, scénarisé par Zabou Breitman.
Dans Virilité.e.s, le montage de 10 pièces chorales d’un XIXe siècle élargi couvre de F. Schubert jusqu’au du compositeur fascisant C. Orff. Sous des vers exaltant la masculinité, il rassemble des extraits opératiques (Der Freischütz de Weber, La Damnation de Faust de Berlioz), des adaptations de Lieder et des chœurs a cappella. La sélection est effectivement opérante, voir les vers sexistes de Nerval et Berlioz dans le chœur des soldats : « Villes entourées de murs et remparts, / Fillettes sucrées aux malins regards « (2e partie, sc. 8).
Cependant, la qualité musicale serait-elle en dessous des ambitions ? Autant la fraîche Sérénade d’hiver de Saint-Saëns et l’Omnias tempus rythmé de C. Orff sont clairement interprétés, autant les chœurs avec orchestre pêchent par un manque de qualité vocale et une justesse souvent approximative. En outre, l’arrangement orchestral de certaines pièces, signé de Steven Tanoto, fragilise la disposition des registres et timbres instrumentaux (extrait de Berlioz). Il est en revanche plus inventif lorsqu’il confie la reprise mélodique du Lied schubertien à la trompette solo (Nicolas Planchon). Si le chœur à 6 voix de Reger (Abschied) est hérissé de difficultés, sa prestation défectueuse le soir de première ne valorise hélas pas la scène nationale de Montpellier … La pièce la plus aboutie demeure Ich schieß den Hirsch qui séduit le public pour son adaptation réussie de cabaret à la Brecht-Weill.
L’écrivain Ivan Jablonka a questionné la construction des « garçons » et les manières de déconstruire les stéréotypes de genre masculin dans Un garçon comme vous et moi. Virilité.e.s s’inspire certes des interrogations pour les camper en format « théâtre musical », sans pour autant séduire le public montpelliérain. Pourtant, les précédents formats – La Soupe pop ou encore Poil de carotte – avaient marqué les saisons innovantes de l’Opéra national de Montpellier.
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Écoutez l’interview d’Ivan Jablonka sur France Culture en janvier 2021.