À l’assaut du Capitole
L’Opéra de Rome ouvre courageusement sa saison avec une création mondiale, au demeurant parfaitement réussie : ne devrait-ce pas être toujours le cas ?…
Le deuxième volet d'un triptyque shakespearien
Les citoyens de Rome, rendus fous par le meurtre de César, envahissent le Sénat et mettent tout sens dessus dessous. Des images que nous avons vues à la télévision, en provenance d’outre-Atlantique, il n’y a même pas un an… et que nous retrouvons aujourd’hui dans la mise en scène par Robert Carsen du Jules César de Giorgio Battistelli, lequel ouvre la nouvelle saison de l’Opéra de Rome. La saison romaine 1955-56 s’était également ouverte avec un Jules César, mais signé Händel cette fois-ci, et qui se déroulait en Égypte. Celui-ci, en revanche, se déroule entièrement dans la ville éternelle – comme Agrippina, Rienzi, Tosca…
Sachons gré à l’es surintendant Fuortes, qui a commandé l’œuvre il y a quatre ans au compositeur romain, et à Daniele Gatti, qui a souhaité inaugurer l’année lyrique par une création de musique contemporaine, et qui l’a confiée à un compositeur qui, entre-temps, a reçu à la Biennale de musique de Venise le Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière, laquelle ne comporte pa moins de 33 œuvres pour le théâtre – dont Experimentum Mundi (1981), Jules Verne (1987), Prova d’orchestra (1995), Orazi e Curiazi (1996), Richard III (2005), Divorzio all’italiana (2013), l’opéra écologique Co2 (2015) et Il medico dei pazzi (2016).
L’opéra est le deuxième volet d’un triptyque shakespearien qui s’est ouvert avec Richard III et devrait s’achever avec Périclès. Le librettiste Ian Burton a réduit le long texte de deux tiers, en conservant les passages les plus célèbres mais en éliminant des personnages comme Cicéron et Portia. Le seul personnage féminin subsistant dans ce monde de pouvoir entièrement masculin est Calpurnia, dont les tristes présages sont ridiculisés précisément parce qu’elle est une femme : «Break up the Senate till Caesar’s wife shall meet with better dreams!» se moque Decius devant le refus de César de quitter la maison. Dans le livret, des textes latins sont ajoutés aux vers de Shakespeare pour la fête de Lupercali et les scènes de bataille.
Le livret de Ian Burton, d'après Shakespeare
Acte 1. Dans les rues de Rome, le peuple célèbre le retour victorieux de Jules César après la guerre civile. Les tribuns Marullus et Flavius tentent de contenir la foule. Lorsque César entre au Sénat, une diseuse de bonne aventure l’avertit de se méfier des Ides de mars. Les sénateurs Cassius et Brutus partagent leur inquiétude face aux ambitions croissantes de César. Un autre sénateur, Casca, les avertit que César s’est vu offrir à plusieurs reprises une couronne par Marc-Antoine, à l’exultation générale du peuple. Cassius essaie de convaincre Brutus de la nécessité d’assassiner César. Brutus est hésitant à l’idée de tuer César. Cassius conduit un groupe de sénateurs chez Brutus pour s’assurer qu’il rejoint la conspiration. Calpurnia, l’épouse de César, a fait des cauchemars quant à la sécurité de son mari, et tente de le convaincre de ne pas aller au Sénat. Decius explique à César que sa femme a mal compris la signification des rêves, qui annoncent en fait son triomphe à venir de César. Les autres sénateurs le flattent également, et finalement le convainquent de partir. César entre au Sénat persuadé qu’il va être couronné, mais en réalité il y est attaqué et poignardé à mort. Alors que les sénateurs proclament la liberté de Rome, Antoine découvre le meurtre et prévient qu’une nouvelle guerre civile va s’ensuivre.
Acte deux. Contre l’avis de Cassius, Brutus a consenti à la présence d’Antoine alors qu’il s’adresse au peuple de Rome. Brutus apaise la colère des personnes présentes en les convainquant de la tyrannie de César. Demeuré seul pour s’adresser aux Romains, Antoine rappelle le refus répété de César lorsqu’on lui a offert la couronne, et s’interroge sur les motivations des conspirateurs. À la lecture du testament de César, qui prévoit de l’argent pour chaque citoyen romain, la foule s’enflamme. C’est le début de la guerre civile. Cassius et Brutus mettent de côté leurs différences et se préparent à combattre les forces d’Antoine et d’Octave, l’arrière-petit-fils de César. Alors qu’il essaie de dormir avant la bataille, Brutus voit le fantôme de César. Cassius et Brutus conviennent qu’en cas de défaite, le suicide est préférable à l’humiliation publique que leur imposeraient leurs ennemis. Lors de la bataille suivante, Cassius voit ses soldats déserter en grand nombre. Conscient de son échec, il se prépare au suicide. Le soldat à qui il demande de prendre l’épée contre lui est – contre toute attente – le fantôme de César…
Brutus découvre le corps sans vie de Cassius et réalise qu’il a perdu la guerre. Il prépare son suicide et, sans le savoir, est aidé par le même soldat : le fantôme de César. Le peuple a remporté. Antoine et Octave découvrent le corps de Brutus. La vengeance de César est accomplie lorsque Octave devient empereur, le premier d’une longue série.
Une belle équipe vocale au service de la musique de Giorgio Battistelli
La musique de Jules César est « physique, matérielle, dense, sombre » (tels sont les attributs choisis par le compositeur), empreinte de larmes et de déchirements, avec des citations de Don Carlos (thème du cor anglais, reflet de l’homme seul face au pouvoir), ou de Götterdämmerung, lorsqu’on emporte le cadavre de César enveloppé du drapeau tricolore. Les percussions sont impressionnantes, occupant six des loges latérales. L’orchestre dialogue avec les voix, plutôt que de les accompagner. Le chant se développe comme un récitatif accompagné s’épaissisant en un Sprechgesang emphatique qui ne devient jamais véritablement une mélodie. La limite de l’œuvre réside dans le fait que les différents personnages se distinguent presque uniquement par le registre – les seize parties masculines comprennent deux voix de basse, dont celle de César, sept barytons et sept ténors – et non par le style vocal ou expressif, si l’on ne tient pas compte du ton quelque peu hystérique de Cassio (ténor) ou plus persuasif d’Antonio (baryton). Cela dit, il faut rendre hommage aux nombreux interprètes, presque tous anglo-saxons, parmi lesquels se distinguent le Cesare trumpien de l’autoritaire Clive Bailey, le Brutus d’Elliot Madore, le Cassius de Julian Hubbard, l’Antonio de Dominic Sedgwick tandis que Christopher Lemmings se distingue dans les deux parties de Marullus et Cinna. Ruxandra Donose, la seule interprète féminine, prête sa voix au personnage, jamais écouté, de Calpurnia.
Une direction musicale et une mise en scène à la hauteur de l’événement
Daniele Gatti, qui s’est engagé dans le projet, dirige l’opéra comme s’il l’avait toujours fait, et pourtant les difficultés sont nombreuses : de la notation très particulière à la succession des longs accords des groupes sonores, des soubresauts soudains aux rythmes hyper-disparates au sein de cellules compartimentées, tout est fait avec fluidité. Le directeur musical sortant ne pouvait pas laisser au public une meilleure impression. Le chœur dirigé par Roberto Gabbiani est également au sommet, et a donné une excellente performance en tant que « personnage », le peuple apparaissant comme instable et malléable à volonté.
Robert Carsen, qui a mis en scène Jules César en Égypte de Händel à la Scala il y a deux ans, et qui collabore avec Battistelli pour la troisième fois, s’est adapté à cette dramaturgie plus psychologique que narrative. Le décor est ancré dans la Rome d’aujourd’hui, les sièges de l’hémicycle sont ceux du Sénat de la République italienne et lorsqu’il tourne (la scénographie est signée Radu Boruzescu), il devient un échafaudage de fer servant de toile de fond à la bataille et aux suicides en série des conspirateurs. La mise en scène ne recèle pas de points forts particuliers mais, comme d’habitude, témoigne d’un métier solide s’élevant à l’excellence ; et la dernière image des cadavres gisant sur les bancs du Sénat reste gravée dans les mémoires, comme un rappel des meurtres politiques sans fin qui ont suivi et se poursuivent aujourd’hui encore…
Lors de la troisième représentation, le public, assez nombreux, a répondu chaleureusement à cette proposition d’ouvrir la saison avec un opéra contemporain, chose qui semble de nos jours inhabituelle, mais qui devrait pourtant être la règle : n’est-ce pas ce qui se passait au XIXe siècle, lorsque les nouvelles œuvres des contemporains de l’époque (Bellini, Rossini, Verdi…) étaient en têtes d’affiche des théâtres ?
Julius Caesar : Clive Bayley
Brutus : Elliot Madore
Cassius : Julian Hubbard
Antoine : Dominic Sedgwick
Casca : Michael J.Scott
Lucius : Hugo Hymas
Calpurnia : Ruxandra Donose
Octave : Alexander Sprague
Marullus-Cinna : Christopher Lemmings
Indovino-I Plebeo : Christopher Gillet
Flavius-Metellus-II Plebeo : Allen Boxer
Decius-III Plebeo : Scott Wilde
Servo di Cesare-Titinius-IV Plebeo : Alessio Verna
Choeur de l’Opéra de Rome, dir. Roberto Gabbiani
Orchestre de l’Opéra de Rome, dir. : Daniele Gatti
Mise en scène : Robert Carsen
Costumes : Luis F. Carvalho
Lumières : Robert Carsen et Peter Van Praet
Décors : Rudu Boruzescu
Jules César
Tragédie en musique de Giorgo Battistelli, livret de Ian Burton d’après Shakespeare, créé à Rome en 2021.
Roma, Teatro dell’Opera, représentation du 25 novembre 2021