Annoncée comme décapante, la nouvelle production du chef-d’œuvre de Franz Lehár donné à l’Opéra de Nice remplit son contrat, parfois aux dépens d’une certaine mélancolie Mitteleuropa.
Dans sa note d’intention publiée dans le programme de salle, Benoît Benichou, metteur en scène de cette nouvelle production, détaille avec beaucoup de conviction sa volonté de regarder La Veuve Joyeuse avec des yeux neufs, ceux d’un spectateur du XXIe s. Défi en partie relevé selon nous car, au-delà d’un salutaire toilettage du livret français et d’une réinscription de la trame dans le monde actuel, la Veuve est coriace et semble vouloir continuer à nous parler de ce laissez-vivre qui a assuré son succès mondial depuis plus d’un siècle.
Une œuvre faussement légère…
D’emblée, le parti pris est annoncé : alors que les spectateurs gagnent leur fauteuil, le mapping vidéo choisi par Benoît Benichou nous plonge dans le monde de 2008, du côté de l’Europe de l’Est, alors que le krach boursier déclenchait une crise financière sans précédent depuis 1929, que les golden boys de Wall Street étaient dans tous leurs états et que les pays les moins économiquement stables étaient à la recherche de milliards. L’idée, sans être totalement nouvelle (Jorge Lavelli à Garnier avait pour sa part situé sa Lustige Witwe dans l’Allemagne décadente de Weimar) a le mérite de replacer l’intrigue d’origine de la comédie de Meilhac, L’Attaché d’ambassade, dans un contexte de violence des rapports économiques et sociaux qui éclaire d’un soleil noir la société frelatée de l’ambassade du Pontévédro où tous les coups semblent permis…
Ici donc, point de nostalgie d’un âge d’or de la valse (il n’y aura d’ailleurs ni cancan chez Maxim’s ni intermèdes dansés) et d’une certaine idée de la mélancolie austro-hongroise fin-de-siècle ! Tout est en ruine et le Monde d’hier est oublié depuis longtemps, malgré la présence d’un beau portrait de hussard de l’empire de François-Joseph, déposé et perdu au milieu d’un bric-à-brac d’objets et de sculptures antiques (issues des réserves de la Diacosmie, centre de production de l’Opéra).
En outre, la production niçoise adopte une démarche bienvenue visant à débarrasser le texte parlé de ses inutilités et scories d’un autre âge, en particulier lorsque celui-ci donne à entendre une vision particulièrement misogyne de la femme. Avec la collaboration du chef d’orchestre Bruno Membrey, des pages musicales telles que le septuor final de l’acte II (le mythique « femmes, femmes, femmes ! ») ont ainsi été réécrites afin de permettre aux femmes – justement ! – d’y prendre toute leur part….jusqu’au final où, amenées par Hanna Glawari – retour au nom original de l’héroïne principale – elles s’envolent pour les Etats-Unis sans leurs machistes époux !
Un travail sur le texte chanté salutaire
Là encore, si de précédentes productions de cette opérette s’étaient déjà efforcées de revenir à une traduction du texte original, signé Victor Léon et Leo Stein, on n’en voudra pas trop à Benoît Benichou de nous « priver », par exemple, des références à la brebis, au loup, au gazon qui glisse et à l’air qui est doux (sic !) tels que figurant dans le duo célébrissime « Heure exquise » !
De même, lors de l’autre moment particulièrement attendu, la mélancolique « chanson de Vilja », l’idée de reprendre le 2ème couplet dans une langue issue de la Mitteleuropa (du serbo-croate ?) est particulièrement bienvenue et met, de plus, le personnage et son interprète en valeur.
A l’Opéra de Nice, le théâtre est dans le théâtre…
L’originalité de cette scénographie qui, selon nous, veut parfois trop en dire, réside dans le fait d’avoir mis en scène le magnifique bâtiment de l’Opéra pour le transformer en ambassade du Pontévédro et rendre, dans une certaine mesure, les spectateurs acteurs de l’ouvrage : de fait, de l’arrivée des protagonistes en Mercedes à l’accueil des spectateurs dans le hall d’entrée par certains solistes, en passant par de mini-cabarets recrées à l’entracte dans les fumoirs , la salle s’intègre au spectacle. C’est d’ailleurs pendant l’entracte que les mutines grisettes, si aimées de Danilo, nous font en particulier déguster les paroles parfois fort coquines de L’Amour masqué ou des Nuits d’une demoiselle (Colette Renard).
Un orchestre philharmonique en brillante forme
C’est sans doute de la fosse que viennent les plus grandes satisfactions musicales de la soirée. Placée sous la direction experte de Bruno Membrey, dont l’amour pour ce répertoire n’est plus à vanter, lui qui le dirige dans la plupart des théâtres qui osent encore l’afficher en dehors des fêtes de fin d’année, la phalange niçoise, particulièrement attentive aux intentions du chef, montre avec éclat et retenue les deux côtés de la musique de Lehár : le rythme trépidant de la fuite en avant d’un monde en train de disparaître et la « mélancolie de tourner » (André Tubeuf) d’un tempo de valse. Car, même si nos deux principaux protagonistes n’esquisseront donc jamais le pas tant attendu lors de l’« Heure exquise », la valse, elle, est bien là, dans chaque pupitre, enivrante, tournante et retournante.
Une distribution totalement adaptée au propos scénographique
Pour soutenir le propos de cette production décapante, il fallait une équipe de jeunes artistes de plain-pied dans leur temps. Si certains personnages tels que le baron Zeta, Saint-Brioche et Cascada nous ont paru davantage faire les frais de la réduction drastique du texte parlé, le couple secondaire Valencienne-Rosillon apparaît ici sous un jour totalement nouveau, permettant en particulier à la jeune et mutine épouse de l’ambassadeur de se comporter en femme d’aujourd’hui, laissant loin derrière elle les stéréotypes de la femme au foyer, symbolisés lors du premier duo, par une machine à laver bien offusquante… Faisant parfaitement le lien entre le côté traditionnel « viennois » et la modernité apparente souhaitée par le metteur en scène, Amélie Robins incarne une pétillante Valencienne, même si on a connu cette attachante artiste plus en adéquation vocale avec son personnage. A ses côtés, son Camille de Rosillon bénéficie du sex-appeal de Samy Camps dont on regrette cependant une tendance fréquente à assombrir les sons, dans le médium en particulier. On perd ici le côté éclatant et élégiaque que des passages tels que le duo du « petit pavillon » (ah, le kitsch de la version française !) font pourtant entendre à l’orchestre… au-delà de tout effet de projecteurs plus ou moins aveuglants…
Le Danilo de Frédéric Cornille, baryton Martin à la voix légère, ne nous a pas totalement convaincu de son adéquation au rôle. Avec son allure de DJ de fêtes techno azuréennes, le personnage est sympathique mais il nous manque, scéniquement et vocalement, le côté dandy décadent et triste, à l’occasion (fin du deuxième acte !) qui, là encore, est inscrit dans les gènes de la partition.
La Hanna Glawari de la soprano franco-allemande Camille Schnoor était particulièrement attendue pour ses débuts sur la scène de l’Opéra de sa ville natale. Scéniquement charismatique, avec sa flamboyante chevelure rousse évoquant Veronika Lake et les stars de l’âge d’or d’Hollywood, cette jeune artiste est indéniablement « le » personnage auquel elle apporte une authentique voix lyrique (elle chante Tatiana et Ariane à Naxos) sachant, dans les ensembles, se projeter sans difficulté au-dessus du chœur. Comme on l’a écrit plus haut, c’est sans doute dans le deuxième couplet d’un « Vilja lied » particulièrement ciselé que l’on apprécie davantage encore le timbre moiré de cette voix probablement à suivre.
Pour le jeune public présent au spectcle, cette Veuve Joyeuse était sans doute la première incursion dans l’antre d’une maison d’opéra : souhaitons vivement qu’elle contribue à lui donner le goût du spectacle lyrique et que l’entêtante mélodie du chef d’œuvre de Lehár continue à distiller son parfum frivole et nostalgique.
Hanna Glawari : Camille Schnoor
Comte Danilo : Frédéric Cornille
Valencienne : Amélie Robins
Camille de Rosillon : Samy Camps
Baron Mirko Zeta : Philippe Ermellier
Vicomte Cascada : Gilles San Juan
Raoul de Saint Brioche : Richard Rittelmann
Praskowia : Corinne Parenti
Kromow : Fréderic Scotto
Bogdanovitsch : Florent Chamard
Olga : Ivanka Deneva
Pritschitsch : Thierry Delaunay
Les grisettes : Mélissa Lalix, Virginie Maraskin, Isabelle Bourgeais, Nelly Lacoste, Liesel Jurgens, François Poutaraud
Orchestre Philharmonique de Nice
Chœur de l’Opéra de Nice
Direction musicale Bruno Membrey
Mise en scène/vidéo Benoît Bénichou
Décors Mathieu Cabanes et Benoît Bénichou
Costumes Bruno Fatalot
Lumières Mathieu Cabanes
Mouvements Sophie Peretti-Trouche
LA VEUVE JOYEUSE
Opérette en trois actes de Franz Lehár
Livret de Victor Léon et Leo Stein, d’après une comédie d’Henri Meilhac L’Attaché d’ambassade.
Création à Vienne le 30 décembre 1905
Nouvelle traduction et textes parlés de Benoît Bénichou.
Nouvelle production
Opéra Nice Côte d’Azur, représentation du samedi 4 décembre 2021, 20h00