On avait rarement vécu soirée lyrique aussi électrisante. Contre vents et marées, et surtout Covid, l’Opéra Comique est parvenu à maintenir sa première de Roméo et Juliette. Perrine Madoeuf enthousiasme en Juliette mais c’est le Roméo de Pene Pati qui réussit le fol exploit de vous coller au fauteuil tout en retournant la salle.
La politesse nous interdit d’exprimer ici par quelques mots fleuris notre frustration de n’avoir pu voir ni entendre Julie Fuchs et Jean-François Borras dans ce Roméo et Juliette de Gounod. Nos pensées vont évidemment vers eux mais, ce serait mentir que de ne pas avouer avoir « pris notre pied » (à bas cette même politesse) en assistant à la première de ce soir.
Remercions tout d’abord les équipes artistiques et techniques de l’Opéra Comique de s’être battues pour assurer cette représentation. Changer deux rôles principaux au dernier moment et, cerise sur le Covid, remplacer également un trompettiste et un tromboniste dans la journée, chapeau bas ! Le bilan carbone de ces péripéties est, on le suppose, conséquent mais cette production se voulant écologique, et nous y reviendrons, l’équilibre a dû être préservé.
Et vint donc Pene Pati, fraîchement débarqué de l’avion. Quelques heures de répétition et Roméo est là. Le ténor connaît bien son jeune Montaigu qui nous avait déjà laissé un souvenir ému à Bordeaux la saison dernière. Il y est tout simplement divin. Que dire ? Comment ne pas ressentir un doux frisson parcourir nos veines à l’écoute de ce timbre solaire, de cette voix souple posée sur le souffle autorisant mille nuances, de ce français prononcé avec autant d’intelligence ? Car oui, le ténor originaire de l’archipel de Samoa a l’une des plus belles dictions du plateau. Et il y a aussi ce contre-ut longuement tenu à la fin du troisième acte et qui a littéralement soulevé la salle, et ces couleurs alla Pavarotti et ce naturel, et ce sens de la scène et puis, et puis… et puis, rien à dire de plus. C’était Roméo, c’était Pene Pati un soir de première bouleversée par le Covid et c’était rare et beau.
Que serait un tel Roméo sans sa Juliette ? Perrine Madoeuf a été bouleversante d’engagement vocal et d’implication dramatique. De la légèreté de sa Valse aux transports de l’Air du poison, la soprano a su nous montrer et surtout nous donner toute l’étendue de son vaste talent. On osera pinailler sur des mots parfois un peu flous mais la couleur y était alors…
À leurs côtés, il y a évidemment tous les artistes qui, eux, ont pu répéter plusieurs semaines et qu’on a senti électrisés par cette aventure inattendue. Nous avons aussi perçu cette immense solidarité avec nos Roméo et Juliette du jour. Ces petits mouvements qui guident le nouveau venu, ces regards qui portent et entourent. Un magnifique travail d’équipe.
Nous ne parlerons pas de seconds rôles ici puisque chez Gounod comme chez Shakespeare, tous sont indispensables. Patrick Bolleire est un impressionnant Frère Laurent. D’une rare présence, catalyseur inconscient de la mort de Roméo et de Juliette, il apporte au prêtre franciscain une humanité et une ironie bienvenues. Le Stéphano d’Adèle Charvet est virevoltant à souhait et Philippe-Nicolas Martin est un chef de bande Montaigu plus que convaincant. Investi physiquement, son « Mab, la reine des mensonges » est un savant équilibre de tenue vocale et de jeu théâtral. Jérôme Boutillier, en Comte Capulet paternel et possessif à la fois, partage avec Pene Pati une vraie qualité de diction alliée à un sens certain de la ligne. Yo Shao est un Tybalt très bien chantant et Marie Lenormand, Thomas Ricart, Arnaud Richard, Yoann Dubruque, Geoffroy Buffière et Julien Clément complètent cette impressionnante troupe avec un égal talent.
Laurent Campellone connaît son Gounod sur le bout de la baguette et sait comme personne varier les couleurs et les atmosphères. Chef attentif aux chanteurs, il évite de sombrer dans un sentimentalisme excessif au prix parfois d’un manque de souplesse dans les respirations et les tempi. Le drame y gagne en conduite ce qu’il peut y perdre en émotion. L’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie s’est montré excellent et saluons nos trompettiste et tromboniste de dernières minutes (promis, nous vous donnerons bientôt leurs noms) pour avoir assuré avec brio leurs parties particulièrement exposées. Préparé par Christophe Grapperon, le chœur accentus, même masqué, est à son habitude un modèle d’engagement, de précision et de musicalité.
De la mise en scène d’Eric Ruf, chanceux que nous sommes d’avoir pu assister à la répétition générale de ce spectacle avec la Juliette de Julie Fuchs et le double Roméo de Sébastien Guèze et Éric Ruf, nous ne dirons pas ce que nous n’y avons pas vu ce soir. Soulignons seulement que le Roméo et la Juliette de Pene Pati et Perrine Madoeuf y apportent un souffle de romantisme bienvenu.
Cette mise en scène d’Eric Ruf est une adaptation de celle créée en 2015 à la Comédie-Française. Même base pour les décors et costumes, même équipe artistique et une très bonne idée de démarche écologique et économique. C’est dans l’air du temps et l’œuvre si prête allègrement.
Un village italien de l’entre-deux-guerres, des bâtiments décatis à la splendeur bien passée, deux clans qu’une simple fleur distingue dans de beaux costumes signés Christian Lacroix et un inventif mouvement de tours. Peu de poésie mais un réalisme sévère qui laisse toute sa place à un drame qui pourrait être une histoire du quotidien dans cette Italie du sud au sang chaud. La direction d’acteur d’Éric Ruf est évidemment précise mais on admire surtout l’intelligence de son utilisation du chœur. Véritable personnage, narrateur et acteur, celui-ci joue, danse, se bat et vit avec une souplesse et un naturel rares.
Remercions les quelques huées lancées, au salut final, à Eric Ruf et à son équipe et sans qui une représentation d’opéra ne saurait être une réussite. Ce soir, celle-ci était éclatante. Et puis, on a eu Pene Pati. Veni, vidi…
Pour information, les photographies du spectacle qui illustrent cet article ont été prises au cours des répétitions avec Julie Fuchs et Jean-François Borras.
De nombreux artistes de cette production nous ont déjà fait le plaisir de répondre aux questions de Première Loge.
Retrouvez leur interviews ici :
Pene Pati (très prochainement..)
Perrine Madoeuf
Adèle Charvet
Philippe-Nicolas Martin
Jérome Boutillier
Roméo Pene Pati (remplaçant Jean-François Borras)
Frère Laurent Patrick Bolleire
Mercutio Philippe-Nicolas Martin
Tybalt Yu Shao
Le Comte Capulet Jérôme Boutillier
Le Comte Pâris Arnaud Richard
Le Duc de Vérone Geoffroy Buffière
Gregorio Yoann Dubruque
Benvolio Thomas Ricart
Juliette Perrine Madoeuf (remplaçant Julie Fuchs)
Stéphano Adèle Charvet
Gertrude Marie Lenormand
Chœur Accentus / Opéra de Rouen
Orchestre de l’Opéra de rouen Normandie
Direction Laurent Campellone
Mise en scène et scénographie Éric Ruf
Costumes Christian Lacroix
Lumières Bertrand Couderc
Chorégraphie Glyslein Lefever
Roméo et Juliette
Opéra en cinq actes de Charles Gounod, livret de Jules Barbier et Michel Carré d’après le drame homonyme de Shakespeare, créé à Paris au Théâtre-Lyrique le 27 avril 1867.
Opéra Comique, Paris, représentation du lundi 13 décembre 2021, 20h00