Triomphe féminin pour la nouvelle production des Capulet et Montaigu à la Scala

Plus que la mise en scène, c’est l’interprétation musicale qui triomphe dans cette nouvelle production, avec notamment une Speranza Scappucci, une Lisette Oropesa et une Marianne Crebassa au sommet.

Un mythe éternel

Soixante ans après la première version, Steven Spielberg refait West Side Story : l’histoire de Roméo et Juliette, dont la comédie musicale de Leonard Bernstein est la version moderne, continue de nous émouvoir comme elle le faisait il y a plus de quatre siècles, à l’époque de Shakespeare, ou en 1830, lorsque Vincenzo Bellini présentait I Capuleti e i Montecchi à La Fenice de Venise, une réadaptation (avec un nouveau titre) du livret de Felice Romani que Nicola Vaccaj avait déjà mis en musique cinq ans plus tôt. En 1796, il y avait déjà eu un Giulietta e Romeo mis en musique par Nicola Antonio Zingarelli sur un livret de Giuseppe Maria Foppa, basé sur une nouvelle du XVIe siècle de Luigi da Porto (Historia novellamente ritrovata di due nobili amanti), celle-là même qui inspirera la tragédie de Shakespeare, dont le Prince Escalus déclare que « jamais histoire ne fut plus malheureuse ».

Des vingt personnages ou plus de la « Most excellent and lamentable tragedy of Romeo and Juliet », seuls cinq demeurent dans l’opéra, et l’histoire est concentrée en six scènes réparties en deux actes. Comme dans l’original de Shakespeare, l’opéra de Bellini commence par un chœur, mais il s’agit, dans la tragédie, d’un prologue qui explique l’ «ancient grudge» (l’ancienne rancune) qui oppose les deux familles de Vérone, et annonce la « death-marked love » (l’amour marqué par la mort) des jeunes amants ; ici, en revanche, ce sont les partisans des Capulet (les Guelfes) qui sont rassemblés contre la faction opposée des « féroces Gibelins » (les Montaigu), menée par un Roméo intrépide. À partir de là, le récit alterne entre les événements publics des affrontements et les événements privés vécus par les deux jeunes gens, progéniture de « de ces deux lignées fatales et ennemies ». Le livret s’écarte de la tragédie sur de nombreux points, en premier lieu le meurtre du frère de Juliette par Roméo qui déclenche la fureur des factions mais aussi les doutes de Juliette, qui pense constamment s’enfuir avec Roméo mais est retenue par son devoir filial et son amour pour son père.

Un cas particulier dans l’œuvre de Bellini

I Capuleti e i Montecchi est un cas particulier dans l’œuvre de Bellini : le compositeur a écrit l’opéra en toute hâte, pour pallier une production qui avait soudainement été annulée à La Fenice, le théâtre où l’on donnait Il pirata. Non seulement Bellini utilise un livret tout fait – qui avait déjà été mis en musique par un autre compositeur, c’était cependant une pratique courante à l’époque -, mais il réutilise également de la musique déjà écrite, à savoir certaines idées mélodiques de sa Zaira et d’Adelson e Salvini, son premier opéra. Parmi les autres singularités, le rôle masculin de Roméo est confié à une voix féminine, une pratique qui sera bientôt abandonnée dans l’opéra, pour être reprise bien plus tard, lorsque les compositeurs souhaiteront souligner le caractère fébrile d’un personnage, comme Verdi le fit avec le page Oscar dans Un ballo in maschera, ou évoquer l’atmosphère particulière d’une autre époque, tel Massenet avec Cendrillon ou Strauss avec Der Rosenkavalier.

I Capuleti e i Montecchi a été joué assez fréquemment à Milan : depuis la première le 26 décembre 1830, avec le Roméo de Grisi qui avait créé le rôle à Venise, jusqu’à octobre 1989 (reprise de la production de Pier Luigi Pizzi), ce titre a été à l’affiche pas moins de treize saisons.

Scappucci, Oropesa et Crebassa au sommet

Speranza Scappucci remplace au dernier moment Evelino Pidò. Active surtout à l’étranger et invitée pour la première fois à la Scala, Scappucci montre qu’elle a compris la particularité de l’œuvre de Bellini, qui a sa propre dramaturgie, complètement différente de celle de Verdi. La succession des scènes est ici l’occasion d’expansions mélodiques soutenues par une instrumentation sobre. Scappucci dispose d’une large gamme agogique et l’utilise à bon escient, tout en privilégiant les moments lyriques sublimés par l’emploi de tempi apaisés. Après la brillante ouverture, dans laquelle nous entendons pour la première fois les trois coups de trompette qui ponctueront ensuite les scènes d’action, sa direction nous plonge dans une atmosphère crépusculaire qui culmine dans l’avant-dernière scène de l’opéra, ce « lieu lointain » où Roméo et Tybalt, le fiancé choisi par son père pour Juliette, se rencontrent puis sont interrompus par les funérailles de la jeune fille. La dernière scène, qui avait déçu les contemporains de Bellini et à laquelle, jusqu’à il n’y a guère, on avait préféré substituer le final du Roméo et Juliette de Vaccaj, est ici parfaitement convaincante avec sa tonalité pathétique et poignante, magistralement exprimée par l’orchestre de la Scala sous la baguette de la cheffe romaine suscitant, de la part du public, presque plus d’enthousiasme que les interprètes vocaux.

Il s’agit en l’occurrence de Lisette Oropesa et Marianne Crebassa, deux des chanteuses les plus en vue sur la scène internationale. La première fait ses débuts dans un rôle bellinien qui correspond parfaitement aux choix belcantistes actuels de la soprano américaine : Lisette Oropesa fait entendre une ligne de chant très pure, un timbre enchanteur, des demi-teintes et un legato parfaits, ainsi qu’une émission qui reste homogène lors des changements de registres ; les aigus sont abordés avec aisance et les graves restent sonores. Le personnage est ainsi magnifiquement caractérisé dans sa dimension tragique et dans le contraste entre l’amour/le devoir envers le père, et l’amour romantique et sensuel éprouvé pour le jeune homme de la maison ennemie. Le Romeo de Crebassa est également magnifiquement dessiné, mettant sa très belle voix au service de toute la gamme d’expressions sollicitée par un rôle que Bellini considérait comme l’un des plus exigeants : de fait, ne l’a-t-il pas confié à la diva incontestée de l’époque, Giuditta Grisi ? De la cabalette martiale du premier acte à l’adieu final, c’est un perpétuel jeu d’élans et d’hésitations, rendu avec une grande sensibilité par la mezzo-soprano française. Michele Pertusi, le confident de Giulietta, est toujours aussi autoritaire et parfaitement impliqué dans son rôle. Son jeu ne fait qu’un avec l’expression musicale, et on regrette que Bellini lui ait donné un rôle aussi réduit vocalement. Jinxu Xiahou (Tebaldo) offre une excellente performance, tant au niveau du chant proprement dit que de la diction, ce qui est parfois un problème pour les chanteurs chinois. Le timbre et le phrasé sont tout à fait convaincants, les notes aiguës parfaitement négociées, et le caractère intrinsèquement antipathique du double adversaire – en politique comme en amour – est tout à fait efficace. Caverneuse et pauvre en harmoniques, la voix de Jongmin Park ne parvient pas à racheter le rôle du méchant, Capulet, l’auteur insensible de tant de douleurs.

Véritable torture pour les choristes, les masques n’ont pas permis d’apprécier pleinement la performance du chœur dirigé par Alberto Malazzi : les voix sortent étouffées, les mots peu distincts, les couleurs sont atténuées. Accordons-leur le crédit qu’ils méritent et attendons qu’ils puissent bientôt s’exprimer sans leur muselière – rouge pour les Montaigu, noire pour les Capulet, comme l’a souhaité le réalisateur Adrian Noble.

Une narration qui se déploie sur scène avec clarté

« Parler du conflit entre les Guelfes et les Gibelins ne signifie peut-être pas grand-chose pour le public d’aujourd’hui », explique le metteur en scène, mais les conflits sont toujours évidemment d’actualité dans le monde. Noble a connu de nombreux succès en tant que metteur en scène de théâtre : ses productions pour la Royal Shakespeare Company sont mémorables. Ses productions d’opéra sont moins nombreuses, mais les captations télévisées de ses spectacles vivants ont été appréciées. Ici, il a choisi de situer l’histoire dans les années 30, une époque de sociétés fermées sur elles-mêmes dans lesquelles surgissent des conflits menant aux dictatures que nous connaissons aujourd’hui. Il n’y a aucune référence au fascisme dans sa mise en scène, mais les décors lugubres conçus par Tobias Hoheisel s’inspirent de la linéarité sévère de certaines constructions architecturales de Marcello Piacentini (l’architecte favori du régime fasciste), reproduites ici avec toute la claustrophobie qu’elles suscitent. Les costumes de Petra Reinhardt sont également efficaces.

La narration se déploie avec clarté : au milieu de l’ouverture, nous assistons à une scène au cours de laquelle le frère de Juliette est tué accidentellement, et dont le « fantôme » réapparaîtra plusieurs fois sur scène – un procédé tout à fait inutile dans l’économie du spectacle. Les scènes d’action sont habilement réalisées grâce notamment à la présence d’un maître d’armes, Mauro Plebani. La chorégraphe Joanne Pearce prend soin des mouvements chorégraphiés des serveurs avec leurs imposants gâteaux de mariage, dans une scène ironique qui introduit un changement de registre inattendu après la violence dont nous avons été témoins (notamment le lancement d’un cocktail Molotov à la fin du premier acte). On note également un fort contraste entre la scène des pauvres gens cherchant à se réchauffer dans la neige et chassés par les Capulet, qui entre-temps enlèvent Lorenzo, et les funérailles de Juliette, qui semblent sortir d’un tableau préraphaélite.

La grisaille des murs et des tours s’ouvre parfois sur des espaces plus intimes et colorés, mais non moins étouffants, comme la chambre de Juliette, qui avance du fond de la scène avec ses fenêtres donnant sur la verdure – et une curieuse chaise longue zoomorphe. La même chaise longue servira de catafalque pour son « cadavre ». Contre toute logique, le réalisateur choisit de situer la dernière scène en plein air : au lieu de l’environnement étouffant, craint par Juliette,  des tombes de ses ancêtres – et de son frère récemment décédé -, nous voici sous le feuillage d’arbres en fleurs. Un choix qui conclut une lecture scénique plutôt impersonnelle mais qui, pour une fois, mettait d’accord les spectateurs des stalles et de la galerie. Aucune objection n’a été formulée à l’encontre du metteur en scène, qui a plutôt reçu l’approbation du public. Des applaudissements qui se sont transformés en véritables ovations pour les femmes du spectacle : Lisette Oropesa, Marianne Crebassa et Speranza Scappucci. Un vrai triomphe féminin.

Pour la version originale (en italien) de ce compte rendu, c’est ici :



Les artistes

Romeo : Marianne Crebassa
Giulietta : Lisette Oropesa
Tebaldo : Jinxu Xiahou
Lorenzo : Michele Pertusi
Capellio : Jongmin Park

Orchestre et chœurs de la Scala, dir. Speranza Scappucci
Mise en scène : Adrian Noble
Décors : Tobias Hoheisel
Costumes : Petra Reinhardt

Le programme

I Capuleti e i Montecchi

Tragédie lyrique en deux actes de Vincenzo Bellini, livret de Felice Romani, créé à La Fenice de Venise le 11 mars 1830

Représentation du 18 janvier 2022, Scala de Milan