Création française des OISEAUX de Braunfels à l’Opéra du Rhin

Les Oiseaux de Braunfels : utopies ornithologiques et ressources humaines

L’Opéra du Rhin crée l’événement en proposant la création française des Oiseaux du compositeur allemand Walter Braunfels

Une création française plus d’un siècle après la première munichoise

Strasbourg était, en ce 19 janvier, la ville de tous les événements : premier jour de la présidence française du Parlement européen et, comme en écho ironique, création française, plus d’un siècle après sa première munichoise, des Oiseaux du compositeur allemand Walter Braunfels – un de ces « petits maîtres » qui, à l’instar d’un Schreker, d’un Krenek, d’un Pfitzner ou d’un Hindemith, ont pris leur essor sous la République de Weimar, à égale distance de la Seconde École de Vienne et de Richard Strauss. Présents dans l’assistance, les édiles, décideurs et autres politiques de l’UE auront-ils goûté cette étrange fable sur les mirages du pouvoir et les vertiges de l’hubris ? Et cette citation déguisée de Schiller par le chœur : « Kennst du Armer denn das Wort : alle Wesen werden Brüder [1] » ? La coïncidence était en tout cas savoureuse.

Savoureuse aussi, pour l’équipe artistique, la simple possibilité de donner cette représentation dans des circonstances acrobatiques : pour cause de Covid-19, l’ensemble des pupitres de vents avait été remplacé le matin même, tout comme le chef Aziz Shokhakimov. Le redoutable honneur de diriger cette première sous les yeux de la petite-fille du compositeur revenait donc à Sora Elisabeth Lee, cheffe assistante à l’Opéra Studio de l’Opéra national du Rhin. La parfaite réussite musicale de cette soirée n’en est que plus remarquable. 

Une partition défendue par Walter ou Klemperer

L’apparition de Braunfels lui-même au moment des saluts !

Car, c’est la grande leçon de cette production, la musique de Braunfels mérite d’être redécouverte, et singulièrement cette partition défendue en son temps par Bruno Walter et Otto Klemperer. Loin des touffeurs harmoniques de l’opéra straussien et de son « paroxysme tout le temps », la musique des Oiseaux surprend par la clarté quasi mozartienne de ses textures orchestrales, une écriture vocale jamais surchargée, d’une fluidité quasi belcantiste, un sens du cantabile qui tient constamment l’auditoire sous son charme. Et puis, il y a ces moments étranges qui émaillent la partition, tel le prélude nocturne du Second Acte, où un orchestre mystérieux déploie une nappe sonore à la fois statique et diaprée, qui rappelle autant la musique spectrale et Ligeti que le Wagner de l’Or du Rhin ou le Nielsen de l’Ouverture Hélios.

L’argument des Oiseaux, librement adapté de la comédie éponyme d’Aristophane, appelle davantage de réserves. Il a la naïveté un peu bancale des contes merveilleux, sans réussir à la transcender – contrairement à la Flûte enchantée, par exemple. Deux compères, Bonespoir et Fidèlami, lassés du monde des hommes, décident de rejoindre celui des oiseaux, où règnent l’amour et la beauté. Pour convaincre les volatiles, d’abord rétifs, de les accepter, ils leur exposent un plan qui pourrait les aider à redevenir « les maîtres de leur royaume » : construire une Cité entre la terre et les cieux, comme un défi à Zeus. Ne sont-ils pas, après tout, « plus anciens que les Titans et Cronos » ? Une fois la Cité édifiée, Prométhée, qui jadis brava les dieux, vient mettre en garde les oiseaux enivrés de leur propre pouvoir. Mais ils le congédient d’un battement d’aile, bien décidés à renverser l’Olympe. Évidemment, Zeus ne tarde pas à déchaîner son courroux, déclenchant une tempête qui détruit la Cité aviaire. Défaits, les oiseaux chantent alors sa gloire et leur soumission à la loi céleste. Quant aux deux amis, ils redescendent grossir les rangs de l’humanité, avec une différence toutefois : si Fidèlami est finalement soulagé de retrouver son confort bourgeois, Bonespoir comprend, lui, que sa rencontre avec l’univers des oiseaux – et surtout ce Rossignol dont il s’est cru amoureux – l’a profondément métamorphosé, en lui révélant la connaissance intime des beautés de la nature.

Lorsqu’on souhaite faire découvrir au public une œuvre méconnue, n’y a-t-il pas un risque inconsidéré à s’en écarter, scéniquement, aussi radicalement ?

Cette trame fabuleuse, au sens étymologique du terme, avait inspiré voilà un peu plus d’un an à Frank Castorf une mise en scène baroque, bordélique et colorée pour l’Opéra de Munich avec écrans vidéos, échafaudages métalliques, conteneurs de docks, sous l’égide goguenarde d’Alfred Hitchcock et d’Emir Kusturica. Un DVD Arthaus documente une production de Darko Tresnjak pour l’opéra de Los Angeles (2009), apparemment très littérale avec débauche de plumes bigarrées et temples de carton pâte. À Strasbourg, hier, Ted Huffman a choisi de prendre le contre-pied de ces illustrations en campant l’action des Oiseaux… dans le décor monochrome d’une entreprise anonyme. En somme, de l’open space plutôt que le ciel infini. Nulle trace de volatile dans ces cubicles où le temps passe au rythme des clics de souris, mais des employés ternes et tristes. Parmi eux, comme l’explique le metteur en scène dans sa note d’intention, nos deux antihéros invitent leurs collègues à s’échapper de ce quotidien aliénant pour rejoindre le monde imaginaire des oiseaux. Tout l’opéra ne serait donc qu’une sorte de session de team building et le finale un banal retour au réel, avec fin de récréation sonnée par Zeus – il est vrai qu’à le voir, costumé-cravaté, convoquer un à un les vents déchaînant la tempête, on se représente davantage un chef de service faisant l’appel avant une réunion de travail…

Cette mise en image, si elle peut se défendre sur le papier, passe difficilement sur les planches.  Dès lors, la question se pose : lorsqu’on souhaite faire découvrir au public une œuvre méconnue, n’y a-t-il pas un contresens, ou un risque inconsidéré, à s’en écarter aussi radicalement ? Pour rester dans le même registre corporate : quand Michael Haneke transpose Don Giovanni dans une tour de la Défense, il peut se le permettre car tout le monde connaît l’opéra de Mozart (bon, d’accord, et aussi parce que c’est Michael Haneke…). En attendant que Les Oiseaux soit programmé dans les théâtres lyriques du monde entier et son argument connu de tous les mélomanes, n’était-il pas prématuré d’en proposer, déjà, une relecture ?

Deux heures et demie durant, malgré les efforts déployés par l’ensemble des interprètes, la scène prise d’assaut par une quarantaine de chanteurs, chanteuses, danseurs (interminable ballet de l’Acte II, dont la signification continue de m’échapper…) paraît tout à la fois surchargée de mouvements et bizarrement désinvestie. C’est d’autant plus dommage que Tuomas Katajala et Cody Quattlebaum sont parfaitement à l’aise dans leur incarnation et dans leur chant. Il en va de même pour la colorature Marie-Eve Munger qui, en éloquent Rossignol, se couvre de gloire dans le faux duo d’amour avec Bonespoir qui ouvre l’acte II, scène sublime de subtilité dramatique et d’hédonisme sonore. Dommage aussi pour le chœur, dont les interventions inspirées – qu’elles soient comiquement bruitistes ou d’une solennité poignante, comme dans le « Gross ist Zeus, mächtig ist er !» final – comptent pour beaucoup dans la réussite musicale de la soirée.

Espérons que les efforts et l’audace de l’Opéra national du Rhin feront des émules, donnant à d’autres salles françaises l’envie d’inscrire à leurs futures saisons d’autres ouvrages lyriques. Et pourquoi pas Jeanne d’arc ou Die Verkündigung, d’après L’Annonce faite à Marie de Claudel ?

————————————-

[1] « Mon pauvre, ne connais-tu pas l’adage : tous les êtres deviendront frères ? », acte II.

Les artistes

Bonespoir : Tuomas Katajala
Fidèlami : Cody Quattlebaum
Le Rossignol : Marie-Eve Munger
La Huppe : Christoph Pohl
Le Roitelet : Julie Goussot
L’Aigle : Antoin Herrera-López Kessel
Le Corbeau : Daniel Dropulja
Le Flamant rose : Namdeuk Lee
Les Grives : Simonetta Cavalli, Nathalie Gaudefroy
Les Hirondelles : Dilan Ayata, Aline Gozlan, Tatiana Zolotikova
Prométhée : Josef Wagner
Zeus : Young-Min Suk

Caroline Roques, Vladimir Hugot, Toon Lobach, Jocelyn Tardieu, Gautier Trischler, danseuse et danseurs

Chœur de l’Opéra national du Rhin, Alessandro Zuppardo
Orchestre philharmonique de Strasbourg, Sora Elisabeth Lee (autres dates : Aziz Shokhakimov)

Mise en scène : Ted Huffman
Décors : Andrew Lieberman
Costumes : Doey Lüthi
Lumières : Bernd Purkrabek
Chorégraphie : Pim Veulings

Le programme

Les Oiseaux (Die Vögel, op.30) 

« Opéra lyrico-fantastique » en un prologue deux actes de Walter Braunfels (1882-1954) ;  livret du compositeur, adapté librement de la comédie d’Aristophane Les Oiseaux (414 av. J.-C.), créé au Théâtre national de Munich le 30 novembre 1920.

Nouvelle production de l’Opéra national du Rhin.
Création française.

Représentation du 19 janvier, Opéra du Rhin (Strasbourg)