Au Théâtre du Capitole de Toulouse, la reprise de cette production de Carmen, dans une mise en scène signée Jean-Louis Grinda, brille par un très pertinent parti pris dramatique, une interprétation plus que convaincante et, surtout, par l’incarnation immense et captivante de Marie-Nicole Lemieux.
De Carmen, on connaît ces mélodies qui vous trottent dans la tête et qui vous laissent croire que vous possédez l’œuvre. Puis, assis dans votre fauteuil, vous vous rappelez enfin, un peu bêtement, quel immense chef-d’œuvre musical et dramatique est l’opéra de Georges Bizet. Cette science harmonique, ce sens des couleurs, ces détails d’orchestration et cette histoire imaginée par Mérimée, ce livret signé Meilhac et Halévy fermement canalisés par Bizet lui-même, et dont la force narrative et émotionnelle emporte les interprètes et l’auditeur dans de vastes flots d’émotions et d’interrogations, entre malaise, colère et incompréhension.
La mise en scène de cette Carmen donnée au Théâtre du Capitole de Toulouse est signée Jean-Louis Grinda. Créée ici-même en 2018, elle reste somme toute assez classique avec ce qu’il faut d’espagnolades et un retour bienvenu aux sources et à la nouvelle de Prosper Mérimée.
Pas de grosse voiture allemande ou de centre de développement personnel pour bourgeois en quête d’amour à l’horizon, juste un léger flash-back cinématographique initial pas forcément indispensable mais fortement efficace. Carmen est morte. Don José se souvient. Cette femme, cette Carmencita, comment l’a-t-elle conduit dans ces abimes de violences et de mort ?
Mais, est-ce bien elle la cause de tout cela ? Cet homme devenu militaire plus par obligation que par passion est-il une victime ? Pas du tout, et c’est bien là la lumineuse vision de Jean-Louis Grinda. Carmen, c’est l’histoire d’une jeune femme furieusement libre de vivre et d’aimer. Elle se donne pour huit jours, six mois ou un an à qui elle veut et quand elle veut. Elle se donne mais n’appartient pas. Carmen est libre et cela, Don José ne l’accepte pas. Mais, ce qu’elle ne sait pas, c’est que cet homme est dangereux. Chez Mérimée, on se souviendra d’une violente rixe qui conduira Don José à devenir soldat. Bizet l’aura occultée mais pas Jean-Louis Grinda. La formidable volonté de vivre de Carmen rencontrera sur sa route un homme qui croit avoir des droits sur elle. Elle en mourra. Pas d’être libre, non, mais d’avoir croisé l’ « amour » de cet homme. La victime c’est elle et le « salaud » de l’histoire, c’est lui !
On se permettra tout de même de s’interroger. Dans le cas contraire, la rencontre d’une garce avec un gentil garçon aurait-elle donné plus d’excuses au crime ? La triste résonance de cette question dans notre actualité prouve l’ampleur de la question et la force du drame de Bizet.
Jean-Louis Grinda utilise la vidéo avec juste ce qu’il faut d’effets suggestifs et de contrepoint à l’action et on l’en remercie. Une simplicité que ne rencontre pas tout à fait l’usage du décors de Rudy Sabounghi. Ces deux énormes et impressionnants demi-cercles métalliques qui tournent, se croisent, s’ouvrent et se ferment, s’ils sont signifiants par leur notion d’enfermement et d’emprise mentale ne facilitent pas toujours les mouvements des solistes et surtout ceux du chœur. Les costumes signés également par Rudy Sabounghi et par Françoise Raybaud Pace laissent aussi songeur. Nous serions donc en 1875, en Espagne avec un groupe de touristes ? Ah non, ils assistent peut-être à la première représentation de Carmen… Quelle tristesse que ce spectateur qui ne perçoit pas toutes les subtilités d’une mise en scène ! Celui-ci exprimera tout de même son incompréhension devant la vision de tout un groupe laissant un homme frapper une femme et intervenant juste pour la réconforter ensuite (fin de l’acte 3). Ils savaient mais n’ont rien dit ? Ils ont vu mais n’ont rien fait ? Pour qui a côtoyé ce genre de violence, la colère prend aux tripes… L’Art interroge et bouscule, encore et toujours, parfois peut-être trop le spectateur sensible.
Cela ne nous en empêchera pas, en tous cas, de souligner la qualité et l’inventivité des lumières de Laurent Castaingt et, nous ne sommes pas prêts d’oublier l’ombre de Don José rôdant au-dessus de Carmen, la poursuivant et l’écrasant de sa présence et de sa violence.
Et que serait une Carmen sans danse ? Que serait surtout cette Carmen sans la présence puissante et émouvante d’Irene Rodriguez Olvera ? La jeune danseuse de flamenco est tout bonnement stupéfiante. Véritable lien vivant entre les scènes, elle semble elle-même jouer sa vie dans chaque pas de danse et apporte encore, s’il en était besoin, un surplus d’ampleur au drame qui se joue.
Dans la fosse d’orchestre, la direction musicale de Giuliano Carella est un modèle de précision et d’attention aux chanteurs. Pas de grands tumultes ni de fracas inutiles mais une sobriété de bon aloi et un magnifique travail sur les couleurs, l’équilibre orchestral et l’usage des contrechants. L’Orchestre national du Capitole, qui confirme encore une fois ses affinités avec la musique française, est d’une tenue et d’une endurance rares. Et quelle poésie du pupitre de cors dans le duo entre Don José et Micaëla au premier acte !
Sur scène, les Chœurs du Théâtre du Capitole sont également impeccables même si le port du masque empêche parfois les voix de se déployer à pleine puissance. Un manque qui nuira notamment à l’impact dramatique de l’affrontement entre les cigarières à la fin du premier acte. La Maîtrise nous offrira une garde montante mutine à souhait et d’une rigueur rythmique bienvenue, chose loin d’être toujours évidente, Bizet ayant offert aux deux ensembles vocaux des numéros qui, sous leur apparente facilité, sont de savants numéros d’architectures musicales.
La réussite de cette Carmen tient aussi dans l’excellence de sa distribution vocale. Marie-Bénédicte Souquet, Frasquita, et Grace Durham, Mercedes, sont un duo de choc et de charme d’une belle tenue vocale. Le Dancaïre d’Olivier Grand, le Remendado de Paco Garcia et le Lilas Pastia de Frank T’Hézan sont également très bien campés et révèlent avec Marie-Bénédicte Souquet et Grace Durham un vrai esprit d’équipe fort plaisant à voir et à entendre. Jean-Vincent Blot est un Zuniga à la voix ample et sombre et à l’autorité impressionnante, voire étonnante pour ce personnage pleutre et bien vite dépassé par les évènements. En Morales, Victor Sicard fait valoir un talent narratif certain allié à un beau sens de la ligne aux aigus intelligemment négociés.
Alexandre Duhamel met au service d’Escamillo ses beaux moyens et une présence indéniable. Le baryton ne manque pas de puissance mais sait aussi alléger sa voix et parer son interprétation de demi-teintes bienvenues. Elsa Benoit séduit par la fraicheur de son timbre et sa très belle gestion du souffle. Même si le registre aigu manque un peu de largeur, la soprano fait preuve d’un engagement sans faille et campe une Micaëla hardie et sensible sans être naïve.
Jean-François Borras est étonnant en Don José violent à la fureur explosive et imprévisible. L’acteur impressionne presque plus que le chanteur. Le ténor trouve dans ces accès de fureur des couleurs et une puissance qui nous auront parfois manqué à d’autres moments. Son duo du premier acte avec Micaëla (« Ma mère, je la vois… « ) et son air de la fleur auront, en comparaison, semblé bien pâles. La voix de Jean-François Borras trouvant à se libérer par la suite, le ténor se taillera un beau succès aux applaudissements finals.
La vraie révélation de cette soirée, c’est la Carmen de Marie-Nicole Lemieux. Dans ce rôle, elle est tout simplement immense et captivante. Elle l’aura pourtant attendue cette prise de rôle scénique. Attendue et redoutée. Vingt ans de carrière, un vaste éventail de répertoires allant de Haendel à Debussy en passant par Rossini, Massenet ou Mahler, du lied, de la mélodie et déjà Carmen en version de concert en 2017 au Théâtre des Champs-Élysées. Pourtant, c’est au Théâtre du Capitole de Toulouse que sa Carmen prend véritablement vie et, on l’espère, pour longtemps et souvent, très souvent ! Marie-Nicole Lemieux, c’est bien sûr une voix, sombre et brillante à la fois, une formidable puissance, un savant contrôle des registres, des trésors de souffle mais ce que l’artiste propose dans Carmen, c’est plus qu’une interprétation, c’est une incarnation. Investie par son personnage, elle donne l’impression de l’habiter. Chaque mouvement de son corps et c’est Carmen qui bouge. Chaque inflexion vocale et c’est Carmen qui parle. Sa formidable volonté de vivre, sa liberté d’être sont aussi celles de Marie-Nicole Lemieux sur scène. La mezzo-soprano vient de trouver un rôle à sa démesure. Carmen vient de trouver une très grande interprète à sa mesure. Cette Carmen est gouailleuse, pulpeuse, troublante, parfois impudique, touchante, gourmande et on en redemande.
Cette liberté, cette fureur d’aimer, seront aussi la course vers l’abime de Carmen. Mais Carmen ne s’est pas fait tuer, c’est Don José qui l’a assassinée et ça fait toute la différence, une énorme différence.
Marie-Nicole Lemieux Carmen
Jean-François Borras Don José
Alexandre Duhamel Escamillo
Elsa Benoit Micaëla
Jean-Vincent Blot Zuniga
Victor Sicard Morales
Marie-Bénédicte Souquet Frasquita
Grace Durham Mercedes
Olivier Grand Le Dancaïre
Paco Garcia Le Remendado
Frank T’Hézan Lilas Pastia
Irene Rodriguez Olvera Danseuse
Orchestre national du Capitole
Chœur et Maîtrise du Théâtre du Capitole
Patrick Marie Aubert Chef du Choeur
Gabriel Bourgoin Chef de la Maîtrise
Giuliano Carella Direction musicale
Jean-Louis Grinda Mise en scène
Vanessa d’Ayral de Serignac Collaboration artistique
Eugénie Andrin Mouvements chorégraphiques
Rudy Sabounghi Décors
Rudy Sabounghi et Françoise Raybaud Pace Costumes
Laurent Castaingt Lumières
Gabriel Grinda Vidéo
Carmen
Opéra-comique en quatre actes
Musique de Georges Bizet (1838-1875)
Livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy d’après Prosper Mérimée
Créé le 3 mars 1875 à l’Opéra-Comique à Paris
Théâtre du Capitole, Toulouse
Représentation du vendredi 21 janvier 2022, 20h
1 commentaire
Merci pour ce bel article si fouillé !!!