Au Grand Théâtre de Genève, le metteur en scène allemand Ulrich Rasche propose une étonnante et impressionnante version d’Elektra. La force théâtrale du chef-d’œuvre de Richard Strauss s’estompe pourtant devant la performance physique des artistes et l’imposante machinerie.
« auf der Stange wie angehängte Vögel… », « comme des oiseaux suspendus à leur perchoir… » Chrysothémis l’a dit, Ulrich Rasche l’aura fait.
Le metteur en scène allemand se frotte pour la première fois à l’opéra mais pas à Elektra qu’il connaît bien. Il reprend et adapte au Grand Théâtre de Genève sa mise en scène de la pièce de théâtre de Hugo von Hofmannsthal créée en 2018 à Munich. Le procédé n’est pas nouveau comme en témoigne le récent Roméo et Juliette de Gounod à l’Opéra Comique. Le dispositif scénique est monumental et impressionnant, gigantesque palais de métal, mi-tour de prison mi-machine d’exécution aux rouages mouvants. Sur d’énormes plateaux tournants, des plates-formes élévatrices ou des tapis roulants, les chanteurs marchent, harnachés et encordés, scandant en rythme leurs désespoirs, leur vengeance et leurs violences.
C’est dans cette machine infernale que vont se jouer les drames intérieurs des personnages. L’intrigue du livret d’Hofmannsthal est proche de la tragédie de Sophocle. Mais les personnages eux, sont clairement marqués par ce début du XXe siècle où évoluent Strauss et Hofmannsthal, et en particulier par les études de Freud et Breuer sur l’hystérie. Clytemnestre est tourmentée par des nuits cauchemardesques, Chrysothémis s’interroge sur le destin de la femme et Electre s’enferme dans l’obsession d’une vengeance dont l’accomplissement provoque une danse/transe fatale.
Dans ce monde de violence et de vengeance qui tourne fou, on ne peut échapper à la malédiction des Atrides. La scénographie, tout comme la roue de la Fortune qui symbolise le destin, ne cessera de tourner. Le harnais et la corde seront le carcan, la prison mentale de personnages aux états psychologiques pour le moins profondément et durablement marqués.
Si la machinerie est impressionnante, si la vision d’Ulrich Rasche est cohérente, on se demandera bien souvent quelle est l’histoire et où sont les personnages. Les femmes et leurs violences intérieures sont bel et bien au centre de l’Elektra de Strauss. Ici pourtant, pas de monstre, de climat d’émotion et d’horreur, d’obsession ou de folie mais une formidable performance sportive tenant lieu de direction d’acteur. La distanciation physique trouve ici une incarnation théâtrale asseptisante qui met à mal la puissance des grandes scènes de confrontation d’Elektra avec Chrysothémis ou Clytemnestre. Avouons-le, cette mise en scène fonctionne une fois le concept psychanalytique accepté mais, pour qui cherchera à goûter physiquement à la fureur et au déchainement sentimental, un passage chez Chéreau, par exemple, sera le bienvenu.
Fort heureusement, pour concentrer les affects de la tragédie et pour nous raconter une histoire, il y a le texte d’Hofmannsthal mais aussi la musique. Avec Elektra, Richard Strauss est en effet allé au-delà d’un romantisme tardif, vers l’expression d’une violence musicale et vocale jusqu’alors sans précédent.
La taille raisonnable du Grand Théâtre de Genève laisse les voix sonner aussi naturellement qu’il soit possible de le faire chez Strauss. Les chanteurs, même s’ils doivent lutter avec un orchestre imposant et se confronter parfois à leurs limites, restent dans une orthodoxie vocale de bon aloi. Les amateurs de cris et autres rires hystériques en seront pour leurs frais.
En Elektra, Ingela Brimberg est un modèle de calme étonnant dans ce rôle. Nulle folie ne viendra troubler son chant, la soprano suédoise se partageant entre concentration scénique et contrôle vocal. Harnachée, on l’a dit, mais aussi marchant constamment sur un sol mouvant pendant plus d’une heure trente, sa performance physique est impressionnante. Le vibrato, un peu trop présent, en début de représentation gagnera en discrétion en cours de soirée et la voix passe l’orchestre sans difficulté. La force expressive des mots est là mais une vraie personnalité peine à se dégager de son interprétation tant les aspects techniques de la mise en scène occultent le personnage. Une constatation qui tendra à se reproduire pour les autres protagonistes de cette soirée.
Tanja Ariane Baumgartner est une Clytemnestre au grave bien présent et à l’aigu assuré. Plus mère que reine, elle pare ce rôle de femme épouvantée d’une sobriété bienvenue. La Chrysothémis de Sarah Jakubiak est de la même eau. La soprano, à la ligne de chant et au legato impeccables, met magnifiquement en valeur les lignes de chant expressives de la partition même si le personnage naturellement empreint de douceur n’existe pas vraiment dans toutes ses dimensions.
Michael Laurenz campe un Égisthe sans afféterie, aussi bon acteur que chanteur. Oreste trouve en Karoly Szemeredy un interprète lui aussi d’une sobriété presque excessive, la belle allure du baryton-basse ne compensant pas toujours une certaine monotonie de couleurs. Michael Mofidian est un précepteur d’Oreste discret mais vocalement impeccable.
Il nous faudrait également citer un à un les noms des artistes composant un extraordinaire plateau de servantes et de suivantes encore une fois peu différenciées scéniquement mais très bien chantantes.
Si la force théâtrale de cette Elektra nous échappera ce soir, c’est avec l’Orchestre de la Suisse Romande, sous la direction de Jonathan Nott, que nous trouverons à nous consoler musicalement. Grâce un équilibre entre voix et orchestre savamment maîtrisé et un subtil travail sur les couleurs et les détails, le chef britannique réussit à construire la narration qui manque parfois sur scène. L’orchestre est un personnage principal chez Strauss et Jonathan Nott, sans se départir d’une certaine forme d’hédonisme, réussit à rendre aux personnages leurs caractères sauvages et imprévisibles.
Aux saluts finals, le public applaudira la performance des chanteuses et chanteurs, saluera l’interprétation de l’orchestre et de son chef et restera mitigé devant la proposition scénique, aussi impressionnante soit-elle. Nous en aurons fait de même.
Ingela Brimberg Elektra
Tanja Ariane Baumgartner Klytemnästra
Sarah Jakubiak Chrysothemis
Michael Laurenz Ägisth
Karoly Szemeredy Orest
Michael Mofidian Pfleger des Orest
Elise Bédènes Die Vertraute
Mayako Ito Die Schleppträgerin
Julien Henric Ein junger Diener
Dimitri Tikhonov Ein alter Diener
Marion Ammann Die Aufseherin
Marta Fontanals-Simmons, Ahlima Mhamdi, Céline Kot, Iulia Elena Surdu, Gwendoline Blondeel Fünf Mägde
Costumes Sara Schwartz et Romy Springsguth
Lumières Michael Bauer
Collaboration à la mise en scène Dennis Krauss
Chorégraphie Jonathan Heck, Yannik Stöbener, Justus Pfankuch
Dramaturgie Stephan Müller
Direction des chœurs Alan Woodbridge
Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande
Jonathan Nott , direction musicale
Ulrich Rasche, mise en scène et scénographie
Elektra
Opéra en un acte de Richard Strauss op.58
Livret de Hugo von Hofmannsthal d’après la tragédie homonyme de Sophocle
Créé à 1909 à Dresde
Grand Théâtre de Genève, Suisse
Représentation du mardi 25 janvier 2022, 20h