Hamlet ou l’excellence française à Saint-Etienne
Le hasard des calendriers conduit parfois à des coïncidences : alors que l’Opéra Comique reprend la production de Cyril Testé sous la baguette de Louis Langrée, tout juste nommé à la tête de la salle Favart, l’Opéra de Saint-Etienne propose une nouvelle mise en scène de Hamlet d’Ambroise Thomas, qui, s’il n’est pas l’un des opus les plus souvent mis à l’affiche, compte parmi les ouvrages clefs au répertoire des barytons pour son rôle-titre, héritier – abâtardi par la nécessaire adaptation du livret de Carré et Barbier, en phase avec les usages lyriques de l’époque – de la légendaire figure shakespearienne.
Confiée à Nicola Berloffa, la mise en scène ne cède pas au même déluge vidéographique que la rivale parisienne, réservant, de manière habile et suggestive, les séquences vidéos, réglées par Dino Longo Sabanovic, aux intermèdes orchestraux, avec un sens de la symbolique paysagère, tels un ruisseau se colorant de sang ou un sentier en bordure de forêt, comme métaphore plus ou moins prémonitoire du drame. Dessinée par Aurelio Colombo, la majesté du décor de salle d’apparat aux panneaux modulables, sous les modulations lumineuses, aux teintes volontiers sombres ou nocturnes, calibrées par Valerio Tiberi, se prête naturellement à l’évocation de la cour danoise – sans verser dans l’immobilité du carton-pâte – et surtout de la solitude de la vengeance du prince Hamlet. Le spectacle ne manque pas de faire parler les détails scénographiques, à l’instar des médaillons peints des lambris qui deviennent tains réfléchissant le public derrière la brumeuse patine des ans, ou encore de l’ondoiement du rideau de tulle anthracite, mouvante frontière entre apparitions et réel qui est l’un des nœuds dramaturgiques essentiels de la pièce. Mais, sans rechercher l’iconoclasme, ni oublier les contraintes sanitaires, le travail du metteur en scène italien sait tirer parti d’une caractérisation des personnages expressive et explicite, sans verser dans la platitude, ainsi que d’effets aussi évidents que son impact : c’est tourné vers le public que Hamlet attend l’intervention du spectre. Sans trahir la lettre de l’œuvre, le spectacle ne s’y laisse pas momifier, et sait distiller une fascinante poésie relayée par des incarnations de haute tenue.
Pour sa prise de rôle, Jérôme Boutillier extériorise, avec une remarquable puissance vocale, toute la tension psychologique dans laquelle s’abîme Hamlet. Son chant, avec une déclamation précise et projetée, se fait également théâtre, et s’appuie sur une présence évidente, presque écrasante, qui détaille les doutes et remords du héros. Les conséquences de la probable infection rhino-pharyngée qui affecte Jeanne Crousaud – annoncée en début de soirée – s’entendent sans doute dans la discrète raideur de l’émission, mais qui ne gâtent point l’investissement et la sensibilité de l’Ophélie campée par la soprano française. Les notes stratosphériques, qui accompagnent la vaporisation de l’âme tourmentée de la jeune fille dans sa grande scène du quatrième acte, ne se réduisent jamais à la transparence exhibitionniste de la virtuosité, et palpitent d’une authentique intelligence du style et du sentiment.
En Laërte, Jérémy Duffau se distingue par la franchise de l’intonation qui résume la jeunesse sans arrière-calculs du frère d’Ophélie – les retrouvailles tumultueuses avec Hamlet à l’heure des funérailles affirment une simple et saisissante justesse. Thomas Dear ne manque pas d’aura dans les interventions du spectre, avec un grain un peu rocailleux idéal pour l’outre-tombe. Le ténor clair du Marcellus de Yoann Le Lan et la robustesse de Jean-Gabriel Saint-Martin en Horatio se révèlent aussi complémentaires qu’Antoine Foulon et Christophe Berry dans les savoureux contrastes pittoresques des répliques des deux fossoyeurs. Thibault de Damas ne démérite aucunement dans l’intervention de Polonius. C’est finalement, peut-être, le couple royal qui réunirait les seules quelques réserves du plateau. Si Jiwon Song ne manque pas d’aplomb souverain en Claudius, le timbre n’échappe pas à une relative banalité, reproche que l’on ne saurait faire au mezzo corsé, voire racé, d’Emanuela Pascu, aux voyelles néanmoins passablement allophones.
Préparé par Laurent Touche, le Chœur Lyrique Saint-Etienne Loire remplit sans faiblesse son office. Dans la fosse, Jacques Lacombe peut compter sur les pupitres de l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire qui se surpassent pour restituer toute la sève dramatique d’une partition nourrie des codes du grand opéra français, avec une acuité dans la dynamique, les attaques et les couleurs, qui n’ont rien à envier à des formations plus prestigieuses. Ce Hamlet « made in Saint-Étienne » démontre, s’il le fallait encore, que la maison rhônalpine peut se révéler l’égale des plus grandes.
Hamlet Jérôme Boutillier
Ophélie Jeanne Crousaud
Claudius Jiwon Song
Gertrude Emanuela Pascu
Laërte Jérémy Duffau
Le spectre Thomas Dear
Marcellus Yoann Le Lan
Horatio Jean-Gabriel Saint-Martin
Polonius Thibault de Damas
1er fossoyeur Antoine Foulon
2ème fossoyeur Dominic Bevan
Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire
Choeur Lyrique Saint-Étienne Loire, direction Laurent Touche
Direction musicale Jacques Lacombe
Mise en scène et costumes Nicola Berloffa
Décors Aurelio Colombo
Lumières Valerio Tiberi
Vidéo Dino Sabanovic
Décors et costumes réalisés par les ateliers de l’Opéra de Saint-Étienne
Hamlet
Opéra en cinq actes d’Ambroise Thomas, ivret de Michel Carré et Jules Barbier d’après William Shakespeare. Création le 9 mars 1868 à l’Opéra de Paris (Salle Le Peletier)
Nouvelle production de l’Opéra de Saint-Étienne
Grand Théâtre Massenet, Saint-Étienne
Représentation du mercredi 26 janvier, 20h