Cette année Molière est une magnifique occasion de nous rappeler à quel point la musique faisait partie intégrante de l’art du dramaturge, dont près de la moitié de la production est constituée de comédies-ballets, lesquelles ne sont évidemment pas des « opéras », ni même les ancêtres de nos « comédies musicales » dans la mesure où les protagonistes n’y interviennent musicalement que de de façon tout à fait exceptionnelle – comme dans la fameuse « leçon de musique » du Malade imaginaire, réutilisée presque inchangée par Beaumarchais puis Rossini et Sterbini dans Le Barbier de Séville. Dans la comédie-ballet, les épisodes musicaux semblent plutôt se dérouler parallèlement à l’action principale, en marge des événements. Semblent seulement car, du moins dans Le Malade imaginaire, ils participent pleinement de l’architecture globale de l’œuvre en proposant au texte de Molière un contrepoint à la fois poétique et dramatique : au monde clos, austère et gris d’Argan s’oppose ainsi l’univers bigarré et joyeusement foutraque du Carnaval, d’abord maintenu à l’extérieur de la maison d’Argan, avant d’y pénétrer subrepticement grâce à Béralde au second acte (intermède des Maures), avant qu’une fusion entre les deux mondes ne s’opère in fine, lors de la célèbre scène d’intronisation d’Argan dans le corps des médecins (au cours de laquelle le mal-être du « malade imaginaire » est transcendé et devient un objet à la fois poétique et burlesque), achevant la représentation par ce qui, en toute logique, devrait toujours être le « clou » du spectacle. Ce n’est malheureusement pas toujours le cas, les troupes théâtrales montant Le Malade ne disposant pas nécessairement des forces musicales idoines pour rendre pleinement justice à la musique de Charpentier…
Autant dire tout de suite qu’avec Le Concert spirituel et Hervé Niquet, les intermèdes musicaux de la dernière comédie-ballet de Molière atteignent un degré de qualité superlatif : certes, on retrouve ici les qualités de précision, cette recherche des couleurs ou de contrastes expressifs qui séduisent tant dans cette formation ; mais ce qui frappe avant tout, c’est l’aspect jubilatoire de la musique, constituant un parfait écrin pour les scènes parlées auxquelles elle tend un miroir ironique et tendrement moqueur. Aux musiciens du Concert spirituel se sont joints six chanteurs (Axelle Fanyo, Lucie Edel, Flore Royer, Blaise Rantoanina, Romain Dayez et Yannis François), dont la moitié, en cette soirée du 28 janvier… est malade ! Les artistes ont cependant tenu courageusement à assurer la représentation : en dépit d’une puissance vocale parfois diminuée par rapport à ce qu’ils font habituellement entendre, leur indisposition n’a pas trop durement affecté leurs capacités vocales, et l’on apprécie chez chacun d’entre eux la fraîcheur des timbres, le soin accordé à la diction, et surtout un esprit d’équipe et une jubilation communicative.
Pour faire dialoguer texte et musique, le choix de Vincent Tavernier comme metteur en scène est particulièrement bienvenu : réalisant aussi bien des spectacles de théâtre que d’opéra, amoureux de Molière, Vincent Tavernier joue judicieusement la carte de la comédie pure, sans alourdir le propos par des références à notre présent (les liens avec l’actualité s’établissent d’eux-mêmes, nul besoin de les surligner à gros traits !), sans renoncer à certains aspects « farcesques » de la comédie, mais sans les grossir exagérément non plus : bref, un travail précis, fidèle à l’esprit de l’œuvre, et conférant au spectacle une belle fluidité et un sens du rythme très appréciable : qui songerait, au terme de la soirée, qu’elle a duré près de 3h30 ?… Vincent Tavernier est secondé par une chorégraphe imaginative (Marie-Geneviève Massé), une scénographe habile : Claire Niquet (les décors sont sobres et simples, le spectacle devant pouvoir s’adapter à des scènes aux dimensions variées au cours de sa tournée), un costumier talentueux : Erick Plaza-Cochet (quelle fantaisie dans les superbes costumes du Carnaval !), et par une équipe de comédiens formidables : Pierre-Guy Cluzeau est un Argan exempt de cabotinage et d’exagérations, ce qui ne diminue en rien la force comique du personnage, particulièrement irrésistible lorsqu’il prend les intonations d’un enfant plaintif et geignard avec sa femme. Béline, précisément, est incarnée par une Jeanne Bonenfant jouant au mieux l’hypocrisie cruelle et intéressée. Marie Loisel est une Toinette espiègle, volontaire, et qui apporte à sa façon de dire le texte un brin de modernité tout à fait bienvenu. Les deux tourtereaux (Juliette Malfray et Olivier Bérhault) sont adorables de fraîcheur, Laurent Prévôt donne une belle épaisseur au rôle un peu secondaire de Béralde (notamment grâce à un timbre de voix très intéressant), et les Diafoirus père et fils (Quentin-Maya Boyé et Benoît Dallongeville) déclenchent les rires à chacune de leurs interventions !
Mais l’émotion et le bonheur engendrés par cette soirée résident aussi et peut-être avant tout dans les réactions du public (au sein duquel se trouvaient de nombreux jeunes [1] ) : quel plaisir que de constater que la moindre réplique de cette pièce écrite il y a quelque 350 ans fait encore mouche et déclenche irrésistiblement les rires ! Le public, du reste, n’a pas caché sa joie. Impossible, pour lui, d’attendre les dernières mesures de la scène de l’intronisation : il a noyé les artistes sous un déluge d’applaudissements avant même que le rideau se baisse, et a quitté le théâtre le sourire aux lèvres et des étoiles plein les yeux. Une soirée revigorante… et pleinement porteuse d’espoir quant à la survie de la culture dite « classique » qui, la preuve en est faite, n’a nullement besoin d’être « dépoussiérée » (quel horrible mot…) pour (re)trouver son public !
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[1] Près de 1600 élèves de collèges et de lycées de la région Pays de la Loire découvrent, avec Le Malade imaginaire, l’art de la comédie-ballet inventé par Molière et les compositeurs du siècle de Louis XIV, grâce aux parcours imaginés par les 3 structures culturelles associées : Angers Nantes Opéra, Le Grand T – Théâtre de Loire-Atlantique et Musique et Danse en Loire-Atlantique, avec la complicité et l’implication des artistes, comédiens, chanteurs, danseurs, metteur en scène, chefs de chant, collégiens de Loire-Atlantique et de Maine et Loire !
Les comédiens des Malins Plaisirs : Pierre-Guy Cluzeau, Marie Loisel, Juliette Malfray, Jeanne Bonenfant, Laurent Prévôt, Quentin-Maya Boyé, Benoît Dallongeville, Nicolas Rivals, Olivier Berhault, Valentine Lansac et Félicie Philippot.
Les solistes du Concert Spirituel : Axelle Fanyo, Lucie Edel, Flore Royer, Blaise Rantoanina, Romain Dayez, Yannis François et Nicolas Brooymans.
Les danseurs de la Compagnie de danse l’Éventail : Anne-Sophie Ott, Clémence Lemarchand, Céline Angibaud, Olivier Collin, Robert Le Nuz, Artur Zakirov, Romain Di Fazio et Pierre Guilbault.
Orchestre du Concert Spirituel, dir. Hervé Niquet
Mise en scène Vincent Tavernier
Chorégraphie Marie-Geneviève Massé
Décors Claire Niquet
Costumes Erick Plaza-Cochet
Lumières Carlos Perez
Le Malade imaginaire
Comédie-ballet de Molière, musique de Marc-Antoine Charpentier, créée le 10 février 1673 sur la scène du théâtre du Palais-Royal (Paris)
Dans le cadre de Baroque en scène et du Festival Trajectoires
Coproduction Angers Nantes Opéra et Le Grand T scène de Loire-Atlantique, Opéra de Massy, Opéra de Reims, Opéra Grand Avignon, Atelier Lyrique de Tourcoing, Centre de musique baroque de Versailles, Théâtre Montansier de Versailles, Théâtre Alexandre Dumas de Saint-Germain-en-Laye, La Barcarolle de Saint-Omer, Théâtre Jean-Vilar de Suresnes, la ville du Touquet Paris-Plage, la ville de Montreuil-sur-Mer, avec le soutien de la SPEDIDAM.
Théâtre Graslin (Nantes), représentation du vendredi 28 janvier 2022