Pour sa première mise en scène dans la maison d’opéra qu’il dirige depuis janvier 2021, Dominique Pitoiset plonge les protagonistes de Così fan tutte dans les galeries d’un musée. Son idée convainc moins que les chanteurs réunis sur le plateau.
Une nuit au musée
Ultime collaboration entre Mozart et le librettiste Lorenzo da Ponte, Così fan tutte a souvent mauvaise presse auprès du grand public qui lui préfère Don Giovanni et les Nozze. La faute sans doute à un titre éhontément misogyne difficilement audible aujourd’hui et à un livret que beaucoup réduisent un peu vite à un simple marivaudage en dentelles.
Le long entretien de Dominique Pitoiset retranscrit dans le programme de scène atteste que le metteur en scène a sondé les arcanes du livret avec une précision d’entomologiste avant de choisir de plonger les protagonistes de cet opera buffa dans les galeries d’une pinacothèque aux cimaises rouge sang. L’idée d’une transposition dans un musée n’est pas nouvelle ; Alvis Hermanis s’y est déjà essayé à Salzbourg en 2014 pour les débuts de Placido Domingo dans le rôle du comte de Luna du Trovatore. Mais là où le metteur en scène letton gagnait son pari, Dominique Pitoiset échoue malheureusement à rendre crédible la dramaturgie d’une déambulation de plus de trois heures dans une seule salle de musée !
Le rideau se lève sur une pinacothèque imaginaire où sont réunis quelques chefs-d’œuvre de Nicolas Poussin : une bacchanale, le Christ pardonnant à la femme adultère et les Bergers d’Arcadie anticipent l’issue du marivaudage auxquels vont se livrer les amoureux de Così fan tutte. À l’ivresse de la séduction doit invariablement succéder la trahison amoureuse et possiblement la mort. Dans ce musée où Despina est agent de sécurité, Don Alfonso est guide-conférencier et accompagne deux couples enamourés que la peinture moraliste du Grand Siècle parait ennuyer. Tandis que les jeunes filles restent scotchées à leurs téléphones portables, les jeunes gens prêtent davantage l’oreille à leur cicérone lorsque ce dernier se lance, tandis que résonnent à l’orchestre les notes de l’Ouverture, dans un exposé sur la toile immense de la femme adultère. Face aux rires gras des garçons, Don Alfonso leur propose un pari : tester à leur tour la fidélité de leurs fiancées.
Las, au bout de ce premier quart d’heure, la bonne idée de Dominique Pitoiset a déjà fait long feu. La mécanique du défi amoureux lancée, les murs du musée deviennent un obstacle au développement d’une intrigue cohérente et contraignent la mise en scène à des circonvolutions qui, lorsqu’elles ne laissent pas le spectateur perplexe, finissent par l’agacer.
Le spectacle fourmille cependant de bonnes intuitions et de vraies trouvailles. Omniprésent du début à la fin de la représentation, le grand décor frontal de ce musée imaginaire est d’un réalisme saisissant et d’une belle élégance grâce à la reproduction parfaite des coloris des toiles de Poussin. Dominique Pitoiset excelle également à donner de l’épaisseur aux personnages du drame et à suggérer ce qui les relie les uns aux autres au-delà du seul verbatim du livret. Son travail transparait tout particulièrement dans la relation entre Don Alfonso et Despina dont on devine qu’ils ont partagé une liaison teintée de rapports de force et de domination qui n’ont pas laissée intacte la jeune femme.
À vouloir faire de Così fan tutte une dénonciation de la violence masculine systématiquement exercée sur le corps des femmes, Dominique Pitoiset cède enfin à l’air du temps et prend le risque d’enfermer un personnage comme Guglielmo dans le stéréotype du macho indécrottable. Exhiber le string de sa conquête pour prouver à Ferrando l’infidélité de Dorabella : on aurait su gré au metteur en scène de nous épargner cette image graveleuse.
Le dernier tableau du spectacle rachète in fine les égarements et le statisme de cette interminable visite au musée. Lorsque tant de mises en scène de Così fan tutte peinent à recomposer les couples après l’épreuve de l’infidélité qui les a fait voler en éclats, Dominique Pitoiset fait le choix radical du féminicide des femmes adultères. L’embrasement de la toile de Nicolas Poussin et l’affaissement des silhouettes de Fiordiligi et Dorabella, tombées sous les coups de leurs fiancés, sont d’un effet saisissant. L’école des amants (le sous-titre de Così fan tutte) ne leur a donc rien appris. La violence masculine, toujours, semble avoir le dernier mot.
Une pépinière de jeunes talents mozartiens
Après l’avoir découvert parfaitement à l’aise avec le style belcantiste de Macbeth en début de saison, on était impatient de réentendre l’orchestre Dijon Bourgogne dans le répertoire mozartien. Placée entre les mains du chef Guillaume Tourniaire qui la dirige à main nues, la phalange bourguignonne sonne merveilleusement bien dès les premières notes de l’ouverture et ose même quelques raucités baroqueuses aux pupitres des vents notamment. Sans céder aux tempi enflammés auxquels nous ont habitués les gravures de la trilogie Mozart – Da Ponte par Teodor Currentzis, le chef provençal sait maîtriser la fougue de son orchestre, lui imposant une lenteur élégiaque dans un sublimissime Soave sia il vento ou lâchant la bride à l’ensemble des pupitres dans le final du premier acte qui se révèle une merveille d’équilibre entre fosse et plateau. D’un bout à l’autre du spectacle, Guillaume Tourniaire garde un œil bienveillant sur les chanteurs et veille à ne jamais les couvrir, d’autant que l’immense vaisseau de l’Auditorium, en dépit de sa merveilleuse acoustique, n’est pas l’écrin le mieux approprié pour donner à entendre l’élégance et la légèreté de l’orchestration mozartienne. Si les récitatifs accompagnés qui précédent les arie de Dorabella et Fiordiligi sont ciselés de manière à servir d’écrins à la voix des solistes, on peut cependant regretter que le continuo assuré au pianoforte et au violoncelle par Benjamin Laurent et François Gallon sonne un peu maigre malgré une belle agilité.
Sur le plateau, l’opéra de Dijon réunit une distribution dont la juvénilité et les talents d’acteur font idéalement écho à la vision de l’œuvre que Dominique Pitoiset cherche à défendre.
Dans les rôles de Fiordiligi et de Dorabella, Andreea Soare et Fiona McGown ont chacune de solides qualités à faire valoir. Vêtue d’un bleu méditerranéen qui ancre l’intrigue de Così fan tutte dans le sud de l’Italie, Fiona McGown offre à la délurée Dorabella le velours mordoré d’un timbre idéalement fait pour chanter Mozart. Dès son duo avec Fiordiligi Ah, guarda, sorella qu’elle interprète crânement, la mezzo française s’affirme vocalement comme une femme à la fois consumée d’amour et fondamentalement libre. Ce chant incandescent trouve au second acte, dans la scène de séduction avec Guglielmo Il cor vi dono, une pulsation tellurique qui fait de ce duetto un moment de beauté suspendu. Vêtue de rouge comme la lave du volcan napolitain, Andreea Soare incarne une Fiordiligi plus raisonnable, presque un bas-bleu, mais tout autant passionnée que sa sœur. Ce caractère à la fois noble et fragile s’exprime sublimement dans les deux grandes arie Como scoglio et Per pietà, ben mio, perdona qui lui permettent de déployer toute l’opulence et tout l’ambitus de son instrument de soprano aussi à l’aise dans les passages dramatiques que dans les appogiatures des parties ornées.
Les voix masculines ne sont pas moins à l’honneur ! Maciej Kwaśnikowski incarne un Ferrando proche de l’idéal, à la fois viril et fragile lorsqu’il est confronté à l’infidélité de sa fiancée et aux rodomontades de Guglielmo. Cette dualité se retrouve jusque dans sa voix joliment timbrée et transpire dans l’aria Un’aura amorosa délivrée sur le souffle, sans artifice superflu. Par contraste, Timothée Varon se révèle face un lui un Guglielmo plus cabot, d’une santé vocale insolente et d’une aisance scénique impayable, y compris lorsque la mise en scène lui demande d’user de sa nudité comme d’un puissant ressort dramatique. Au second acte, son rondo Donne mie, la fate a tanti fait valoir une belle autorité de timbre et une rigoureuse italianité du chant là où Maciej Kwaśnikowski se montre un peu moins idiomatique.
Face aux deux couples d’amoureux, Andrea Hill et David Bizic ne se laissent pas voler la vedette et ont à faire valoir eux aussi un solide savoir-faire mozartien. Dans le rôle de Despina, la mezzo canadienne ne cède pas à la simplicité d’incarner une soubrette et prête à son personnage une profondeur inhabituelle. Andrea Hill est une Despina abimée par la violence des hommes et dont le chant tantôt léger, tantôt plus grave, porte les traces de ses blessures. Un peu plus âgé que ses partenaires, David Bizic est aussi celui qui a le plus chanté Mozart. Le baryton serbe en tire une autorité et une nonchalance qui conviennent idéalement à son Don Alfonso, séducteur-prédateur prêt à toutes les formes de cynisme pour démontrer aux jeunes amants l’inconstance de leurs maîtresses. Si la partition limite à quelques ariosi le rôle d’Alfonso, David Bizic réussit néanmoins à l’incarner tout entier, corps et voix. La manière dont son timbre d’airain se coule entre ceux de ses partenaires dans le trio Soave sia il vento est une belle leçon d’élégance mozartienne.
Réduit à quelques interventions minimales, le chœur de l’opéra de Dijon est à son affaire dans Mozart, homogène dans l’ensemble des tessitures.
D’abord hésitant à interrompre la représentation par des applaudissements ponctuant chacun des numéros de la partition, le public dijonnais se dégèle enfin après la démonstration de chant de Andreea Soare dans Come scoglio. Au rideau final, l’enthousiasme suscité par la représentation est nourri, amplifié par la présence de nombreux étudiants.
Fiordiligi Andreea Soare
Dorabella Fiona Mc Gown
Despina Andrea Hill
Ferrando Maciej Kwaśnikowski
Guglielmo Timothée Varon
Alfonso David Bizic
Orchestre Dijon Bourgogne
Chœur de l’Opéra de Dijon
Direction musicale Guillaume Tourniaire
Mise en scène et scénographie Dominique Pitoiset
Assistant à la scénographie et lumières Christophe Pitoiset
Costumes Nadia Fabrizio
Maquillage et coiffures Cécile Kretschmar
Chef de chant et pianofortiste Benjamin Laurent
Così fan tutte
Opéra en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart, livret de Lorenzo da Ponte. Créé au Burgtheater à Vienne le 20 janvier 1790.
Auditorium, Opéra de Dijon
Représentation du mardi 8 février, 20h