Pauvre Manon !
La destinée de Manon est sinistre. Massenet et ses librettistes dessinent une femme libre, attirée par tout ce qui brille, dépassée par son désir qui la mène à la mort. Pauvre Manon.
C’est un des opéras-comiques les plus célèbres du répertoire français que l’Opéra de Paris présentait ce vendredi 11 février, après bien des déboires. Il y a quelques jours, la production fut même affectée par des cas de Covid. Les artistes devaient donc être à la fête avec cette occasion de pouvoir enfin se retrouver dans cette nouvelle production qui n’avait connu que deux représentations en 2020, puisque grèves puis confinements sont venus profondément perturber le déroulement du calendrier.
La fête masquée. Car, mesures sanitaires obligent, si le public portait le masque, les solistes, eux, en étaient heureusement dispensés. Ce n’était pas le cas des danseurs et des chœurs, ce qui devait rendre leur prestation compliquée, puisque chanter dans le masque n’est pas gage de facilité ni de précision d’ensemble.
La mise en scène de Vincent Huguet nous plonge dans les années 20. Pas 1720, comme le précise le livret, mais 1920. Avec mode à la garçonne, évocations multiples de l’Art déco, danse jazzy et intervention de Joséphine Baker entre les deux premiers actes. C’est Danielle Gabou qui la mime alors, sur fond de la chanson célèbre dans les années trente « Pour moi, y’a qu’un homme à Paris, c’est lui ! » Etait-ce bien nécessaire ? D’autant que ce même enregistrement, comme étouffé, est rediffusé de façon salie entre les deux derniers tableaux. Et lorsqu’à la fin de la scène du jeu Manon demande sa chaise, on se prend à repenser à la première mise en scène de cette œuvre dans les mêmes lieux, celle de Gilbert Deflo [1], située 200 ans plus tôt et faisant apparaître alors une vraie chaise à porteur. Souvenirs aussi de somptueux costumes XVIIIe en miroir de ceux des années folles, qui ne gâtent pas beaucoup la pauvre Manon dès son entrée en scène. En revanche, le chatoiement de couleurs vives alignées sur le devant de la scène amène une volée d’applaudissements au lever de rideau de l’acte du Cours-la-Reine, digne des beaux jours du MET de Zeffirelli.
L’essentiel est ailleurs. Il est dans les couleurs. Car qu’est-ce que l’opéra de Massenet ? Sûrement pas du Verdi. Mais un mélange de grand lyrisme, de subtilités harmoniques, de délicates lignes de chant, mêlés à des moments de joie, d’exubérance et de fête – celle du Cours-la-Reine au troisième acte – avec une finesse d’instrumentation qui parfois se cabre sous des choix percussifs, dramatiques, violents même.
Pour cela, il faut un travail de coloriste, de cohésion, de direction d’orchestre tour à tour énergique ou poétique. Ce qui faisait grandement défaut ce soir là, tant la direction de James Gaffigan semblait se chercher. Ici trop bruyant ou ostentatoire, là trop brouillonne (le prologue du Cours-la-Reine !) ou manquant de nerfs. De fait, symboliquement, cette direction hésitante, hors contexte stylistique semblait comme bâillonnée – comme le chef portant son masque.
L’autre problème, de fond, vient dans le choix des solistes. Pourquoi tant de mépris pour les chanteurs français ? Quel impératif a donc présidé au casting de cette distribution ? Pourquoi donc une américaine, un brésilien et un polonais pour les trois rôles principaux ? Leurs qualités vocales ne sont absolument pas en cause. Mais la diction… Aussi étudiée soit-elle – ce qui est particulièrement le cas de la magnifique Manon d’Ailyn Pérez – elle reste problématique dans les dialogues parlés qui font de cet opéra-comique français un monde à part. Il est gênant d’entendre chanter le sphix là où il s’agit de sphinx. N’y a-t-il pas de bon répétiteur pour travailler ce qui pose un énorme problème ? Il suffit que Rodolphe Briand campe un truculent Guillot, ou que la noble voix de Jean Teitgen prononce ses premiers mots en père de Des Grieux pour que l’on mesure le fossé qui sépare deux mondes.
Entendons-nous bien : il ne s’agit nullement de revendication nationaliste, mais d’une simple adéquation nécessaire entre la musique de la langue, la prosodie particulière de Massenet et l’interprète. Il ne s’agit pas non plus de sous-estimer le travail fourni par les trois solistes principaux.
Car ce vendredi n’a pas été avare de très beaux moments de chant, que l’on doit aussi bien à la grâce d’Ailyn Pérez, aux aigus rayonnants (« Profitons-bien de la jeunesse », à la confidence touchante (« Adieu notre petite table ») à la vocalita pourtant parfois en retrait, en raison des choix de la mise en scène qui rend le personnage de Manon si terne au premier acte.
Le Des Grieux d’Atalla Ayan ne déméritait pas, bien au contraire, malgré ses soucis de prononciation et alors que la mise en scène le réduisait à un pâle jouet du jeu de l’amour. Son timbre rappelait parfois celui de Roberto Alagna… qui alterne avec lui dans cette production. Tout comme Manon, sa voix s’ouvrait davantage au fil de la soirée ce qui nous livra un splendide dernier acte tout entier consacré aux deux amants. Quant au Lescaut du baryton Andrzej Filonczyk, il impressionnait d’emblée par son autorité vocale et sa prestance.
Est-ce bouder son plaisir que de se remémorer d’autres émotions, si fortes, en ces mêmes lieux ? Les souvenirs ne s’effacent pas rapidement lorsque l’on se rappelle le Lescaut de Jean-Luc Chaignaud et que l’on a entendu René Fleming, en 1997 puis en 2001, donner à Manon une classe incroyable, un abattage, un charme bouleversants.
Manon, d’hier et d’aujourd’hui.
[1] C’était en 1997. Le spectacle fut repris plusieurs fois avant de laisser la place, pour une saison seulement, à la production de Coline Serreau en 2012.