Milan, Teatro alla Scala : Thaïs
Cette première reprise de Thaïs à la Scala depuis la création milanaise de l’œuvre en 1942 voit le triomphe de Marina Rebeka.
Du roman d'Anatole France au livret de Louis Gallet
« En ce temps-là, le désert était peuplé d’anachorètes ». Ainsi commence avec une subtile ironie le roman Thaïs (1891) d’Anatole France. Avant de devenir l’une des consciences les plus importantes de son temps par son engagement pour des causes sociales et politiques, Anatole France se révèle être dans cette œuvre un écrivain sceptique, anticlérical, profondément athée, mais fasciné par des croyances auxquelles il n’adhère plus, notamment le passage du paganisme au christianisme, illustré par la vie de cette artiste alexandrine du IVe siècle aux mœurs plutôt libres, homonyme de la Taïs que huit siècles plus tôt Dante place dans l‘Enfer, qui ici est convertie à la nouvelle religion et élevée au rang de sainte.
Dans l’adaptation du roman en livret par Louis Gallet, ce n’est pas seulement le nom du protagoniste masculin qui change – Paphnuce devient Athanaël pour des raisons d’euphonie – mais aussi le ton du récit : le sarcasme, qui avait donné lieu à des cris de blasphème, devient une histoire d’obsession érotique, de conflit entre amour charnel et spirituel et de pulsions refoulées. Ce n’est sans doute pas un hasard si, en ces années, Sigmund Freud, lecteur assidu d’Anatole France, élabore sa théorie de l’inconscient. Cette atmosphère de volupté et de religiosité entremêlées de façon morbide était déjà présente dans le roman, mais dans l’opéra elle devient le thème principal : les deux trajectoires, celle ascendante de la courtisane et celle descendante du moine cénobitique qui, en essayant d’œuvrer au salut de l’âme de la courtisane, est ensorcelé par elle, sont nimbées d’une musique qui oscille entre sensualité et mysticisme.
Thaïs a été représentée pour la première fois (la seule jusqu’à aujourd’hui) à la Scala en 1942, au plus fort de la guerre, dans la traduction rythmique italienne d’Amintore Galli, puis plus rien… Le théâtre milanais propose aujourd’hui de nouveau le quinzième opéra de Jules Massenet dans sa langue originale, 128 ans après sa création le 16 mars 1894 à l’Opéra Garnier. Ce spectacle voit le metteur en scène Olivier Py faire ses débuts en Italie dans une production originale.
Direction musicale, scénographie et mise en scène
On retrouve à la baguette le jeune Lorenzo Viotti, qui, enfant, avait été fasciné par une représentation vénitienne de Thaïs, mise en scène par Pier Luigi Pizzi et dirigée par son père Marcello Viotti. Il a donc sauté sur cette occasion de se confronter à un opéra qu’il a toujours aimé. En son temps, Thaïs avait été accusée d’avoir « peu de musique » : en effet la partition fait entendre une raréfaction du son, une légèreté d’écriture et une transparence qui la rapproche de l’univers sonore de Fauré et de Debussy. Tout cela est parfaitement clair dans le geste précis de Viotti, qui évite toute grandiloquence pompière pour au contraire souligner le parfum décadent de certains thèmes langoureux sur lesquels se déploient les mélodies envoûtantes de Massenet. Tout d’abord, la « Méditation », magistralement interprétée par le premier violon de l’orchestre, mais accompagnée sur scène par le pas de deux d’un couple de danseurs racontant une histoire bien connue (il la quitte et elle meurt), alors que la page de Massenet représente la conversion et l’ascèse d’une femme qui décide de renoncer aux biens terrestres en échange de l’immortalité de son âme. La chorégraphie d’Ivo Bauchiero, également assistant du metteur en scène, dans la séquence de danses que Massenet a dû insérer pour pouvoir représenter l’opéra au Palais Garnier, n’est pas particulièrement intéressante – si ce n’est la danse involontairement ironique des âmes damnées, dans les flammes en carton de l’incendie du palais que Thaïs déclenche elle-même. Cette performance décevante se justifie en partie par le peu d’espace scénique laissé aux danseurs par la scénographie encombrante de Pierre-André Weitz, qui supprime tout orientalisme ou suggestion environnementale. Ainsi, au lieu du désert sans limites et du soleil brûlant, nous voyons au troisième acte le couple traverser péniblement une cour fermée entre des façades grises dans une lumière nocturne. Le deuxième tableau du premier acte est plus convaincant : la maison de Nicias est une structure à trois étages représentant les vestiaires d’un théâtre burlesque dont Thaïs est l’attraction principale. Dans sa lecture, le metteur en scène Olivier Py retrouve clairement l’ironie sulfureuse du roman original, perdue dans l’adaptation musicale. Nous en avons la confirmation dès le début : les cénobites du premier tableau semblent appartenir à l’Armée du Salut engagée dans la distribution de pain et de soupe, et nous ne sommes pas si surpris lorsque Palémon donne une bénédiction avec une louche, ou lorsqu’une fille en tenue légère sort de la petite chapelle de gauche, surmontée d’une croix de néon, pour tenter de séduire Athanaël. D’autres personnages masculins et féminins à moitié nus peuplent la structure de trois étages dans des attitudes audacieuses, formant même à un moment donné une sorte de « dernier repas » à une table encombrée de coupes en cristal.
Le triomphe de Marina Rebeka
Avec Lorenzo Viotti, c’est la soprano lettone Marina Rebeka qui a reçu les applaudissements les plus chaleureux, se présentant comme une « idole fragile » chantant pianissimo sur un tapis orchestral raréfié. Elle fait preuve d’une grande élégance de phrasé, d’une émission prodigieuse et d’une ligne vocale très pure, qui culmine dans la scène du miroir et dans son ré aigu, perçu comme un geste de désespoir face à la fugacité de sa beauté – un moment de crise dont Athanaël profite pour lui offrir l’éternité de l’âme en échange de l’abandon des plaisirs terrestres. Rebeka avait déjà abordé le rôle l’année dernière à Monte Carlo et elle fait preuve ici d’une identification totale avec le personnage.
La figure d’Athanaël est la plus importante tant dans le roman que dans l’opéra. Lorsqu’il apparaît sur scène pour la première fois, l’orchestre fait entendre des sons menaçants et lugubres qui semblent vouloir dévoiler, derrière les vêtements d’un pieux ermite, ceux d’un sadique : « Marche encore ! Brise ton corps, anéantis ta chair ! Marche ! Expie ! » criera-t-il à la pauvre femme à bout de forces, épiant avec un plaisir morbide les gouttes de sang qui tapissent ses pieds blancs. Plus Athanaël mortifie sa chair, plus il succombe à son plaisir inavoué, et le metteur en scène s’amuse à interrompre le baiser, qu’il s’apprête enfin à voler furtivement à la femme, par le « Pater noster » chanté hors scène par les religieuses du couvent. Dans la figure d’Athanaël, Anatole France condense la contradiction d’une religion dont le dieu s’est fait chair, mais dont le mépris de la chair elle-même est l’un des dogmes majeurs. Ce qu’il faut ici, c’est un interprète qui ait une suffisante autorité vocale et qui soit également capable de gérer efficacement la spirale de damnation du personnage : le baryton Lucas Meachem, qui a remplacé l’attendu Ludovic Tézier, indisposé, répond bien à la tâche avec un timbre fin et une voix capable de changer de couleurs et d’expression. Sa diction est cependant parfois incertaine et il manque peut-être de personnalité, à tel point qu’il ne parvient pas à enthousiasmer le public. Les autres chanteurs sont corrects, de l’exubérant Nicias de Giovanni Sala, au couple d’esclaves aux noms fantaisistes de Crobyle et Myrtale, Caterina Sala et Anna-Doris Capitelli, en passant par Federica Guida, soprano colorature engagée dans les arabesques vocales de la Charmeuse.
Pas de scandale pour Olivier Py !
L’imagerie d’Olivier Py s’exprime dans deux tableaux vivants représentant les tentations de saint Antoine, d’abord selon Félicien Rops, où l’on voit une femme nue prendre la place du Christ dans une crucifixion face au désespoir du saint, puis selon Matthias Grünwald des ailes d’autel d’Isenheim, avec une foule de monstres qui assaillent le pauvre vieillard barbu sur fond d’incendies et de ruines. Les reproductions des deux tableaux sont placées stratégiquement dans le programme, comme pour éviter les objections scandalisées du public. Le metteur en scène grassois semble s’être prudemment autocensuré dans cette première production italienne et personne, dans les stalles ou la galerie du théâtre milanais, n’a montré le moindre signe d’impatience face à ses propositions. Après tout, ce n’était pas Verdi ou Puccini…
Thaïs : Marina Rebeka
Athanaël : Lucas Meachem
Nicias : Giovanni Sala
Crobyle : Caterina Sala
Myrtale : Anna-Doris Capitelli
Albine : Valentina Pluzhnikova
Charmeuse : Federica Guida
Palémon : Insung Sim
Serviteur : Jorge Martínez
Cénobites : Luigi Albani, Renis Hyka, Michele Mauro, Andrea Semeraro, Massimo Pagano, Giorgio Valerio
Danseurs solistes : Emanuela Montanari, Massimo Garon
Orchestre et chœur de la Scala, dir. Lorenzo Viotti
Mise en scène : Olivier Py, assistant : Ivo Bauchiero
Décors et costumes : Pierre André Weitz
Thaïs
Comédie lyrique en trois actes de Jules Massenet, livret de Louis Gallet, d’après le roman éponyme d’Anatole France, créé à Paris en 1894.
Milan, Teatro alla scala, représentation du mercredi 16 février 2022.