Au lendemain du déclenchement de la crise ukrainienne, l’opéra de Rouen répond à la violence de l’actualité internationale par un spectacle qui lui oppose la beauté absolue de la musique de Gluck, une dramaturgie brillante et la révélation d’une nouvelle étoile au firmament du chant français.
Noir c’est noir
Si Loïc Lachenal, directeur de l’Opéra de Rouen, était superstitieux, il aurait probablement remis aux calendes grecques la Première d’Iphigénie en Tauride au théâtre des Arts tant les signes de mauvais augure se sont multipliés à l’approche de la première de ce spectacle. Après les défections successives de Karine Deshayes et Véronique Gens pour incarner le rôle-titre, c’est effectivement l’actualité internationale qui est venue se télescoper avec le calendrier lyrique de la scène normande et qui projetait son ombre sinistre sur la soirée du 25 février. De tout cela, Loïc Lachenal s’est expliqué avant le lever de rideau en une allocution brève mais émouvante à laquelle le public rouennais a répondu par des applaudissements approbateurs.
La production d’Iphigénie en Tauride proposée à Rouen est bien connue des amateurs de chant lyrique : Robert Carsen l’a conçue en 2006 pour le Lyric Opera of Chicago avant d’être reprise à San Francisco, à Londres et à Paris, la chronique musicale du Monde voyant dans ce spectacle « l’une des plus grandes mises en scène » du dramaturge canadien. À l’exact opposé de sa production d’Alcina, toute parée de blanc, qui continue de faire les beaux jours du palais Garnier, l’Iphigénie de Bob Carsen a l’éclat aveuglant d’un diamant noir. D’une sobriété primitive, le dispositif scénique se résume à une immense boite noire aux murs d’ardoise sur lesquelles les protagonistes du drame inscriront à la craie les noms des victimes de cette tragédie familiale et politique. Le pari du minimalisme est assumé de manière radicale : les costumes – simples tuniques ou chemises de jais – n’en sont pas vraiment et Robert Carsen ne place entre les mains de ses comédiens-chanteurs qu’un unique accessoire, un glaive qui passe de main en main et dont l’acier poli reflète l’obscure clarté des éclairages réglés au cordeau par le metteur en scène lui-même assisté de Peter van Praet. Présentée au théâtre des Arts reconstruit après-guerre dans un style industriel brut, cette sombre Iphigénie prolonge merveilleusement la salle aux murs noirs et plonge d’emblée le spectateur dans une nuit aussi épaisse que celle des temps reculés de la Grèce archaïque.
Le second parti-pris radical de la mise en scène est de placer les chœurs dans la salle, les femmes côté jardin, les hommes côté cour, et de les remplacer sur scène par une troupe de danseurs dont la chorégraphie, conçue par Philippe Giraudeau, participe de la réussite du spectacle. La tempête du 1er acte, merveilleusement orchestrée par Gluck, prend alors un relief inédit : seule en scène au milieu des danseurs qui miment un holocauste dont les victimes, égorgées, s’écroulent et se relèvent pour tomber à nouveau, Iphigénie n’est plus la jeune Grecque observant les éléments déchainés en compagnie de ses suivantes ; elle devient la victime isolée d’un cauchemar sanglant qui la hante depuis le début de sa captivité chez les Scythes et du rôle de sacrificatrice que ses geôliers l’ont contrainte à endosser. La mise à distance du chœur produit le même effet sur la grande scène onirique du 2e acte durant laquelle Oreste est tourmenté par les Euménides : désespérément seul, le jeune prince grec se livre à un véritable corps à corps avec les esprits qui le hantent jusqu’à marcher horizontalement sur les parois de sa prison en une image terrifiante qui, longtemps, imprègne la rétine du spectateur.
Si un tel minimalisme des effets ne nuit pas à l’efficacité du propos, c’est d’abord parce que Robert Carsen confirme avec ce spectacle rouennais quel directeur d’acteur il est ! Au 2e acte, un simple carré tracé à la craie sur le sol suffit à délimiter la cellule où Oreste et Pylade attendent d’être sacrifiés. Entre ces murs virtuels, les déplacements des chanteurs sont tellement millimétrés que la sensation d’enfermement et d’oppression devient palpable par le seul talent de la dramaturgie.
Il faut finalement attendre la fin du spectacle et le chœur « Les dieux longtemps en courroux » pour que l’étau oppressant de tant de noirceur se desserre lorsque les pans du décor s’entrouvrent sur une blancheur aussi éblouissante que les murs des maisons des Cyclades, éclaboussés par le soleil d’été. Mais cette lumière n’est même pas porteuse d’espoir : tandis que Pylade et Oreste, déliés de leur amitié fusionnelle, s’éloignent dans des directions opposées, le premier livré au désespoir de perdre une part de lui-même, le second appelé à succéder à Agamemnon sur le trône de Mycènes, Iphigénie retrouve la solitude du début du 1er acte et demeure seule en scène. Revoir son frère n’aura pas suffit à briser la malédiction des Atrides : sacrifiée par son père, violentée par Thoas, contrainte à lever le glaive sur son propre sang, elle demeure éternellement la victime de la violence des hommes et reste prisonnière des pensées noires qui ne cesseront jamais de la hanter.
A star is born
Après les renoncements de deux chanteuses particulièrement capées, il fallait une sorte de folie pour confier le rôle d’Iphigénie à une jeune chanteuse de 26 ans débarquée sur les bords de la Seine à peine huit jours avant la première du spectacle sans connaitre la moindre note de ce rôle écrasant ! Force est cependant de reconnaître que Loïc Lachenal a gagné son pari et qu’il a fait preuve d’un flaire dont bien des directeurs de maisons d’opéra pourraient s’inspirer.
Hélène Carpentier n’est pas inconnue du public rouennais : lauréate en 2018 du concours Voix Nouvelles, elle s’est déjà produite au théâtre des Arts dans le rôle léger de Madeleine du Postillon de Lonjumeau d’Adolphe Adam mais rien ne la prédestinait à endosser aussi vite la chlamyde de la tragédienne. Apprendre le rôle d’Iphigénie en 48 heures est déjà en soi une gageure mais réussir à l’incarner de manière aussi aboutie dénote chez cette jeune chanteuse un tempérament de grande artiste. À l’image du rôle de Norma dont les premiers accents, « Sediziose voci, voci di guerra » permettent immédiatement de poser le personnage, celui d’Iphigénie est tout entier contenu dans sa première imprécation, « Grands dieux ! Soyez-nous secourables ». Lorsqu’Hélène Carpentier la prononce au milieu du fracas tempétueux de l’orchestre, toute Iphigénie est déjà là, noblesse altière et fragilité de femme en proie au fatum. Dotée d’un large soprano dramatique et d’une voix ample, au timbre charnu, la chanteuse impose d’emblée un personnage d’héroïne antique taillé dans le plus beau marbre. Comme Véronique Gens qu’elle remplace au pied levé, et dans la grande tradition de Régine Crespin, Hélène Carpentier s’avère une diseuse exemplaire : de sa bouche, les alexandrins de Nicolas-François Guillard coulent avec limpidité, parfaitement intelligibles, et la totalité des liaisons, si piégeuses dans le chant français, sont respectées. De tous les airs et ensembles que chante Iphigénie, celui qui clôt le deuxième acte est le plus bouleversant : dans « Vous n’avez plus de roi, je n’ai plus de parents », Hélène Carpentier livre un chant dépouillé de tout artifice, pur comme la langue française du Grand Siècle.
À ses côtés, Jérôme Boutillier fait lui aussi ses débuts dans le chef-d’œuvre de Gluck et trouve en Oreste un personnage qui convient idéalement à sa vocalité. Si l’on peut trouver qu’il surjoue un peu les gestes grandiloquents du tragédien, l’artiste s’impose en revanche comme un chanteur élégant, son baryton d’airain se pliant aux inflexions tantôt désespérées, tantôt héroïques du personnage. Torturé par les Euménides ou déchiré par l’amitié passionnée qu’il éprouve pour Pylade, le chanteur à la silhouette athlétique est aussi bien à son affaire dans les ensembles que dans les duos intimistes, capable d’impétuosité dans l’air « Dieu qui me poursuivez » comme d’une tendre humanité dans « Et tu prétends encore que tu m’aimes ».
Au sein d’un plateau presqu’essentiellement francophone, le jeune ténor américain Ben Bliss ne démérite pas et compose un Pylade proche de l’idéal. Son premier air, « Unis dès la plus tendre enfance », est truffé d’allitérations et de nasales qui sont habituellement des chausse-trappes dans lesquelles tombent bon nombre de chanteurs étrangers mais Ben Bliss se joue de ces difficultés et prononce le piégeux « puisque le tombeau nous rassemble » comme un vrai titi parisien ! Dans cette aria élégiaque, l’artiste démontre toute sa maitrise du style français et distille de manière élégante d’interminables sons filés ponctués d’un pianissimo angélique. Qualifié de « jeune ténor talentueux » par le New York Times lorsqu’il a fait ses débuts au Metropolitan Opera, Ben Bliss a incontestablement gagné ce soir à Rouen ses galons d’artiste confirmé.
Plus fruste est le Thoas auquel Pierre-Yves Pruvot prête son timbre sonore et bien trempé. Pour que le baryton français puisse développer un chant plus nuancé, il aurait fallu que la partition lui accorde davantage que deux ariosos à la tonalité belliqueuse. Dans ce registre sombre, Pierre-Yves Pruvot est cependant à son affaire : la voix est mordante, le verbe tranchant et les aigus bien en place malgré l’écriture très tendue du rôle de Thoas.
Deus ex machina venant donner à cette tragédie antique des allures de happy end hollywoodien, le personnage de Diane est confié à la soprano ukrainienne Iryna Kyshliaruk dont Loïc Lachenal avait annoncé en début de soirée que la famille se trouvait à Kiev sous les bombes russes. Limitée à huit alexandrins, son intervention ne permet guère de composer un vrai personnage mais elle suffit à démontrer la pulpe séduisante du timbre et l’autorité de l’accent.
Comprimarii de luxe, Sophie Boyer et Julien Clément donnent la réplique au reste de la distribution et proposent à entendre de jeunes voix saines et bien chantantes
Sous la baguette de Christophe Rousset, rigoureux connaisseur de l’esthétique du XVIIIe siècle français, le chœur accentus et l’orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie tissent un écrin musical somptueux autour des voix des solistes. Dès la scène de l’orage qui ouvre la partition, tous les pupitres de la phalange normande sont à la manœuvre pour donner l’illusion sonore du fracas des vagues et des bourrasques tempétueuses. Cordes aiguisées, percussions tonitruantes et vents chaloupés répondent à la moindre inflexion des mains du Maestro dont la jubilation à diriger la musique de Gluck se communique à tout l’orchestre. Attentif à l’équilibre fosse-plateau, Christophe Rousset réussit aussi le tour de force d’avoir à l’œil les deux parties du chœur installées dans les baignoires d’avant-scène et de donner à entendre un Gluck étonnement moderne malgré les raucités baroqueuses de la partition d’Iphigénie en Tauride.
Au rideau final, le public normand fait un triomphe mérité à Hélène Carpentier couverte de roses, à l’ensemble de la distribution, à Christophe Rousset et à Bob Carsen présent à Rouen pour régler la reprise de sa mise en scène. Elles ne sont finalement pas si fréquentes les Premières d’opéra où l’on peut assister à l’éclosion d’une grande artiste et à une proposition dramatique aussi radicalement enthousiasmante.
Hélène Carpentier Iphigénie
Jérôme Boutillier Oreste
Ben Bliss Pylade
Pierre-Yves Pruvot Thoas
Iryna Kyshliaruk Diane, 2nde prêtresse
Sophie Boyer 1ère prêtresse, femme grecque
Mise en scène Robert Carsen
Reprise de la mise en scène Christophe Gayral
Chorégraphie Philippe Giraudeau
Décors et costumes Tobias Hoheisel
Lumières Robert Carsen, Peter van Praet
Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie
Chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie, direction Christophe Grapperon
Christophe Rousset, direction musicale
Iphigénie en Tauride
Christoph Willibald Gluck
Tragédie lyrique en 4 actes
Livret de Nicolas-François Guillard
Créée à Paris en 1779
Théâtre des Arts, Rouen, France
Représentation du vendredi 25 février 2022, 20h