La tragédie lyrique Atys de Lully est un symbole à plus d’un titre. Opéra préféré de Louis XIV, selon les mémorialistes, il inaugura un tournant esthétique dans le genre lyrique en France, avec le renoncement à un lieto finale pour une conclusion tragique. C’est également l’ouvrage fétiche du retour en grâce du Baroque sur les scènes, dans la légendaire résurrection de Jean-Marie Villégier, dirigée par William Christie en 1986, avec, entre autres, une reconstitution de la partie dansée sous l’impulsion de Francine Lancelot. Si la tendance à confier certaines productions d’opéra à des chorégraphes se confirme ces dernières années, Atys constitue certainement un opus de choix, tant la part dramatique de la gestuelle corporelle s’y révèle importante, même si les « divertissements » sont moins développés que dans les œuvres ultérieures.
Angelin Preljocaj, qui signe là son premier spectacle lyrique, l’a parfaitement compris, mobilisant son langage reconnaissable pour dupliquer la déclamation, jusque dans le jeu des chanteurs. Les effets d’échos ne se limitent pas à un simple dédoublement du soliste par un seul danseur. Certaines séquences multiplient les présences chorégraphiques derrière le chant, prévenant ainsi toute gangue psychologique dans cette peinture des passions. La virtuosité et, parfois, l’énergie du geste, n’oublie jamais une intense expressivité, investie admirablement par le Ballet du Grand-Théâtre de Genève, même si le procédé peut parfois se faire sentir sur la durée, sans toutefois se laisser piéger dans un systématisme que l’on pouvait deviner dans le Cosi fan tutte revu par Anna Teresa De Keersmaker – où l’intention combinatoire était certes tout autre.
À rebours de lectures qui laissent davantage de place aux fastes, le propos est ici recentré sur l’intimité du drame des amours contrariées, dans une épure classique plus proche des anti-lieux raciniens que des pittoresques baroques. La scénographie décantée de Prune Nourry, en noir et blanc, sous les modulations lumineuses d’Eric Soyer qui prennent à l’occasion des bleutés oniriques galbant l’espace avec une évidente sensibilité, contribue à cette austérité, prégnante surtout dans les deux premiers actes, que ne précédent qu’un réarrangement par Leonardo Garcia Alarcon d’un extrait du Prologue, entre le Temps et Flore, « Les voilà ces humains », et de l’Ouverture – après une réorchestration baroque adaptant l’hymne ukrainien en guise de préambule circonstancié, avec le discours du directeur de Grand-Théâtre, Aviel Cahn. Au III, la pierre blanche jérusalémite se creuse de branches et de racines, dans de très belles nervures développant la métaphore de l’arbre, devenir d’Atys, jusque dans l’ultime scène, où à un arbre de cordes pastichant quelque Homme de Vitruve remontant vers les cintres est suspendu l’objet cultuel du corps défunt. Les variations calotines des costumes dessinés par Jeanne Vicérial participent de la réduction des rituels de Cybèle à leur quintessence dramaturgique.
Cette sobriété est évidemment relayée par les choix musicaux de Leonardo Garcia Alarcon et ses musiciens de Cappella Mediterranea – dont les effectifs choraux sont renforcés par ceux du Chœur du Grand-Théâtre de Genève. Son approche du récit et du continuo, ramenés parfois à leur format le plus intime, contraste avec le foisonnement que l’on connaît du chef argentin dans d’autres répertoires. Plutôt que la verticalité iconique associée à la pompe versaillaise – qui pourtant n’est pas la seule identité esthétique de l’art à la cour du Roi Soleil –, il choisit de renouer les liens originels de la prosodie lulliste avec celle de l’opéra de son pays de naissance, l’Italie. Le long duo entre Sangaride et Atys, à l’acte I scène VI, fait ainsi, par exemple, valoir une évidente filiation avec l’écriture de Cavalli. Les couleurs ne manquent pas pour autant, comme dans les chatoiements de la scène du Sommeil, mais ne se laisse jamais aller à la gratuité. Et la graduation du chœur final, « Que le malheur d’Atys afflige tout le monde », témoigne d’une intelligence délicate et très calibrée de la dynamique expressive.
Dans le rôle-titre, Mathew Newlin condense sans doute les primats herméneutiques du spectacle. Si le timbre du ténor américain n’est pas sans menues ingratitudes, son élan déclamatoire, d’une constance sans faille au fil d’une incarnation au demeurant exigeante, impose une présence souveraine dans les méandres des failles affectives du personnage, qui s’affirme également dans une performance corporelle exceptionnelle chez un chanteur. En Cybèle, Giuseppina Bridelli privilégie la couleur d’un mezzo à l’intonation sombre, façonnant une autorité mêlée d’une acuité certaine de la sensibilité. Plus que le rayonnement vocal, circonscrit à sa typologie, c’est l’évolution et les ressacs du sentiment qui retiennent l’attention, et que l’on retrouve dans l’incarnation de Sangaride par Ana Quintans, dont l’antagonisme s’entend d’abord dans la naturelle clarté d’une ligne, qui s’oppose à l’émission plus charnue de sa rivale.
Du reste de la distribution autour de ce funeste triangle amoureux, on retiendra le Célénus solide d’Andreas Wolf, dont la densité du grain se rapproche de celle de Michael Mofidian, successivement Idas, Phobétor et un songe funeste, chez lequel l’impact du baryton-basse n’évite pas toujours le masque nasal. Gwendoline Blondeel distille une séduction non exempte de fraîcheur en Doris, Iris et Divinité fontaine que l’on reconnaît dans son appariement confié à Lore Binon, par ailleurs Mélisse, et Flore dans le Prologue. On apprécie également le robuste Luigi de Donato en Fleuve Sangar, le père de Sangaride aux calculs matrimoniaux indifférents au cœur de sa fille. On saluera les interventions de Nicolas Scott, dans la scène du Sommeil, aux côtés d’un deuxième ténor, Valerio Contaldo, Morphée et Dieu du Fleuve, quand le troisième du plateau, José Pazos, s’acquitte des répliques de Phantase.
Un Atys d’une belle cohérence, qui surprend les attentes – et, musicalement, sinon dans l’esprit de la relecture chorégraphique et scénographique, regarde sans doute davantage vers les racines de la tragédie lyrique, que vers son devenir. La récréation contemporaine ne cesse de se nourrir de sources historiques.
À noter : ce spectacle sera proposé par l’Opéra Royal de Versailles du 19 au 23 mars 2022
Atys Matthew Newlin
Cybèle Giuseppina Bridelli
Sangaride Ana Quintans
Célénus / Le Temps Andreas Wolf
Idas / Phobétor Michael Mofidian
Doris / Iris / Flore Gwendoline Blondeel
Mélisse Lore Binon
Le sommeil / Zéphyr Nicholas Scott
Morphée / Dieu de Fleuve Valerio Contaldo
Le fleuve Sangar Luigi De Donato
Phantase José Pazos
Chœur du Grand Théâtre de Genève
Ballet du Grand Théâtre de Genève
Cappella Mediterranea
Direction musicale Leonardo García Alarcón
Mise en scène et chorégraphie Angelin Preljocaj
Décors Prune Nourry
Costumes Jeanne Vicérial
Lumières Eric Soyer
Dramaturgie Gilles Rico
Direction des chœurs Alan Woodbridge
Atys
Tragédie en musique de Jean-Baptiste Lully
Livret de Philippe Quinault d’après Ovide
Créé à Saint-Germain-en-Laye en 1676
Pour la première fois au Grand Théâtre de Genève
Coproduction avec l’Opéra royal de Versailles
Grand Théâtre de Genève, représentation du dimanche 27 février 2020, 15h
2 commentaires
Je me permets de signaler que l’air du Temps, dans le prologue, est interprété par Andreas Wolf et non pas par Luigi De Donato…
Merci pour cette correction Christine !