À l’instant même où Emmanuel Macron annonçait sa candidature attendue à l’élection présidentielle, l’Opéra de Rennes, en collaboration avec Angers Nantes Opéra, se mêlait également de société de consommation, de ruissellement, d’héritage et de valeur travail en proposant une nouvelle production d’une œuvre fascinante et inclassable, The Rake’s Progress d’Igor Stravinsky.
Quel étrange moment que d’être ce soir à l’Opéra de Rennes et également au croisement d’une campagne présidentielle en plein télescopage avec une triste et funeste actualité ukrainienne. La folie semble s’être emparée de ce monde et, comme un contrepoint inattendu, c’est à l’aune de la folie qui irradie The Rake’s Progress que le metteur en scène Mathieu Bauer, directeur du CDN de Montreuil de 2011 à 2021, aborde l’œuvre. Avec distance et dérision, humour et pudeur, il signe ici sa première mise en scène lyrique et trouve surtout dans l’opéra de Stravinsky un terrain de jeu idéal pour traduire avec talent les enjeux de notre époque.
Collage musical typique du néoclassicisme des années 50, l’histoire se déroule dans l’Angleterre du XVIIIe siècle. Inspiré en partie de la série de huit peintures A Rake’s Progress de William Hogarth, le livret de Wystan Hugh Auden et Chester Kallman reprend l’histoire narrée dans les tableaux de Hogarth mais y ajoute un personnage essentiel : la figure méphistophélique de Nick Shadow, qui sera l’âme damnée du roué Tom Rakewell. Ce dernier, jeune héritier paresseux et libertin, délaisse sa fiancée Anne Trulove pour tenter la fortune à Londres où on le voit frayer avec des prostituées dans le bordel de Mother Goose puis épouser Baba la Turque, célèbre femme à barbe, dans le but de trouver la gloire. Il se lance ensuite dans un grand projet utopique, une machine qui transforme les pierres en pains et qui le laissera ruiné. Toujours tenté et trompé par Nick Shadow, Tom finira par jouer son âme aux cartes. Il gagnera contre Nick, grâce à l’influence bénéfique de la fidèle Anne Trulove mais en perdra la raison. Tom meurt dans l’asile d’aliénés où Anne vient le retrouver.
La fable morale se révèle être une véritable parabole sur l’époque à laquelle elle a été écrite, c’est-à-dire au début des années 50, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Malgré l’optimisme et l’espoir ambiants, les grandes utopies sociales du début du 20ème siècle ont été balayées. L’individu est devenu l’unique acteur de sa destinée et de son émancipation, un consommateur compulsif amateur de plaisirs immédiats dans un société du nihilisme et de l’illusion où la moindre vie n’est plus qu’une marchandise soumise aux lois du marché, à l’offre et à la demande. Il resterait bien l’amour mais lequel ?
The Rake’s Progress vu par Mathieu Bauer, c’est l’opéra de l’avoir et pas de l’être, le mariage pas vraiment improbable entre « To be or not to be » et La dolce vita. Le metteur en scène place le spectateur face à six impressionnants modules, six immenses téléviseurs qui nous vendent le rêve des années 50 au travers de fenêtres ouvertes sur un monde de consommation et d’apparences mais aussi miroirs des aspirations des protagonistes et lieux intimes des péripéties rencontrées par Tom Rakewell et qui le conduiront à la folie. Ce dispositif scénique permet aussi de donner cohésion et cohérence à la multitude des tableaux mis en musique par Igor Stravinski. La direction d’acteur inventive articule ainsi avec talent musique et rythme, chant et image et compose une partition visuelle singulière et terriblement efficace, un montage théâtral à la hauteur des collages musicaux, sublimes plagiats, d’Igor Stravinsky.
Restent tout de même ici et là quelques longueurs – le début de la scène 2 du deuxième acte par exemple – que nous oserons imputer au compositeur et que tout le talent de Mathieu Bauer ne saurait gommer. Une simple vétille qui ne ternira en rien la réussite d’une grammaire théâtrale magnifiquement maitrisée, à la personnalité affirmée et baignée d’une folie douce, calme, drôle, poétique et souvent émouvante.
Au milieu de l’apparente insouciance des années 50, chacun des personnages promène avec jubilation ses petites aspirations et ses grandes défaites. Le Tom Rakewell de Julien Behr est un anti-héros magnifique. En cherchant à échapper à sa province et à un amour aussi étouffant – nous ne dévoilerons rien ici de l’usage glaçant d’un certain oreiller – qu’excitant, ce candide dilapide avec talent son héritage inespéré dans le jeu, les maisons closes et autre projet industriel foireux. Si la qualité et la maîtrise du chant du ténor n’étonnent guère, on reste subjugué par l’incarnation théâtrale de l’acteur. Contrasté, dépressif, mélancolique, son libertin est aussi effrayant qu’émouvant, tout emporté qu’il est dans les rouages d’une société qui le dépasse et l’écrase.
Elsa Benoit est une promise magnifique de voix et de tendresse. La beauté du timbre de la soprano sublime sa très touchante incarnation d’Anne Trulove, femme amoureuse de Tom bien sûr, mais plus sûrement amoureuse de l’amour lui-même, celui qu’elle suppose être le vrai. C’est là sa folie qu’elle pare de tendresse et de bienveillance mais n’hésite pas à pousser jusqu’à la violence pour protéger son rêve. Le Nick Shadow de Thomas Tatzl est tout aussi convaincant, plus baryton que basse à l’émission vocale toute personnelle mais d’une jeunesse et d’une énergie réjouissante. Ce diable tentateur de seconde zone, plus charlatan que démoniaque promène son ennui avec ironie entre costume trop large et short floqué de flammes de pacotille.
Aurore Ugolin incarne avec superbe la démesure de Baba la Turque. Bête de foire issue d’un croisement warholien entre Grace Jones et Ultra Violet, affublée d’une barbe et pur produit de l’industrie du spectacle, elle sait et maitrise avec brio le pouvoir que lui donne son aura et son apparence sur le public. Le personnage déborde, amuse et touche La chanteuse semble y prendre un plaisir certain et nous aussi. Scott Wilde est un Trulove autoritaire à la voix puissante et vibrante. Le commissaire-priseur Sellem de Christopher Lemmings est d’une belle présence plus démoniaque que notre diable du jour et Alissa Anderson est une Mother Goove autoritaire à souhait.
La musique du Stravinsky des années 50 est bien loin de celle des Ballets Russes ou de L’Histoire du soldat mais la partition, génial collage d’inspirations classique et mozartienne, n’en est pas moins complexe et réclame une technicité, une précision et une rigueur dont l’Orchestre National de Bretagne ne se départira pas tout au long de la soirée. À sa tête, Grant Llewellyn fait sonner avec énergie ce florilège de morceaux empruntés à l’opéra classique et, entre récitatifs, airs, duos, trios, chœurs et interludes, le chef d’orchestre gallois nous entraine avec jubilation et raffinement jusqu’à une morale finale plus légère qu’endiablée. Le Chœur de chambre Mélisme(s) participe encore une fois avec talent à cette folie ambiante. Légèreté, cruauté ou démence, rien n’échappe à sa maîtrise vocale et musicale.
La morale de l’œuvre interroge les concepts du rachat et de la rédemption. Elle questionne surtout sur la liberté de vivre ce qu’on veut comme on le veut. Comment être pleinement soi-même dans une société insensée qui pousse toujours plus à la recherche du dépassement en vendant au plus haut prix de pseudo-rêves comme autant de marchandises frelatés ? Ce Rake’s Progress à l’Opéra de Rennes ne répond certes pas à cette trop vaste question mais emporte le spectateur dans sa folie avec douceur et inventivité. Le contrat est largement rempli alors qu’on vous l’assure, il y avait bien un diable dans ses moindres détails pour y vendre du rêve.
The Rake’s Progress d’Igor Stravinsky – Opéra de Rennes du 3 au 9 mars 2022 et au Théâtre Graslin de Nantes les 22, 24, 26, 28 et 30 mars.
Scott Wilde Trulove
Elsa Benoit Anne Trulove
Julien Behr Tom Rakewell
Thomas Tatzl Nick Shadow
Alissa Anderson Mother Goove
Aurore Ugolin Baba la Turque
Christopher Lemmings Sellem
Chœur de chambre Mélisme(s), direction Gildas Pungier
Orchestre National de Bretagne, direction Grant Llewellyn (Rémi Durupt le 7 mars)
Mathieu Bauer : Mise en scène
Rémi Durupt : Assistant à la direction musicale
Grégory Voillemet : Assistant à la mise en scène
Chantal de la Coste : Décors et costumes
Florent Fouquet : Vidéaste
Lionel Spycher : Lumières
Décors et costumes fabriqués dans les ateliers de l’Opéra de Rennes et d’Angers Nantes Opéra
The Rake’s Progress (La Carrière du libertin)
Opéra en trois actes composé par Igor Stravinsky entre 1948 et 1951 sur un livret de Wystan Hugh Auden et Chester Kallman, inspiré en partie de la série de huit peintures A Rake’s Progress de William Hogarth.
La création eut lieu le à La Fenice de Venise.
Opéra de Rennes, représentation du jeudi 4 mars 2022, 20h00