Claudio Monteverdi - Il Nerone (L’incoronazione di Poppea)
Au-delà de choix musicaux constestables, le spectacle proposé par l'Athénée est une belle réussite scénique et est porté par une distribution et une direction de grande qualité.
Il Nerone (Paris 1647), un vrai événement ?
Doit-on, pour la reprise d’une des plus belles pièces de l’histoire de l’opéra des origines, créer à tout prix un « événement », une aura exceptionnelle afin d’attirer l’attention du public ? Nous croyons que non, mais cette opinion ne semble pas avoir été celle des créateurs de ce spectacle. Sur la base d’une lettre bien connue du castrat Stefano Costa – depuis Paris, le 3 janvier 1647, à son maître Cornelio Bentivoglio, annonçant la possibilité d’une exécution sans machines d’un Nerone (c’est à dire de L’incoronazione di Poppea, créée à Venise quatre ans auparavant) – ils ont cru devoir considérer cette possibilité comme étant absolument vraie et – sans disposer d’autres sources sur l’événement – en faire l’objet d’une très improbable ‘restauration’, bien que forcément fondée sur les seules deux partitions survivantes, assez tardives datant des toutes premières années 1650, et également bien connues.
Cette idée de ‘restauration’ a comporté, pour cette Poppea de l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet, des choix parfois discutables, parfois carrément critiquables. Tous les personnages divins – à l’exclusion de Mercure annonçant la mort à Seneca – ont été éliminés sans trop de compliments. Soit. Mais, à quoi bon de supprimer le duo final Nerone-Poppea « Pur ti miro – Pur ti godo », sous prétexte qu’il n’est (quasi) sûrement pas de Monteverdi, pour en réutiliser la musique – la même, également non monteverdienne – pour ‘ressusciter’, avec d’autres paroles, un autre duo Nerone-Poppea disparu de l’acte II scène 6 ? À quoi bon, si ce dernier duo avait été éliminé précisément pour laisser de la place, en fin de représentation, à « Pur ti miro », et cela probablement bien avant (ou même en vue de) la possible reprise parisienne de 1647 ? De plus cette ‘réintégration’ d’un duo d’amour au milieu de l’acte II, avec la nécessité implicite de le valoriser, a imposé une redistribution des césures dramatiques : c’est ainsi que nous avons pu assister à une pièce non plus en trois actes mais en deux (I+IIa ; IIb+III) ; et néanmoins avec les deux finales des actes I et II d’origine encore bien perceptibles dans la narration dramatique, encore que supprimés en tant qu’entractes.
Et encore, pourquoi faire interpréter le personnage d’Arnalta, la nourrice de Poppea, une femme plus que mûre, par un homme – comme, justement, le demandait la tradition – mais qui, en tant que contreténor, chante en voix de fausset ? Monteverdi avait hérité de la Commedia dell’arte cette tradition qui prévoyait, pour ces personnages bouffons de femme âgée, rusée et un peu cynique, un interprète homme devant jouer en travesti, mais avec une voix de ténor : la coloration sombre du timbre masculin permettait d’augmenter l’effet comique déjà produit par le moins gracieux physique masculin. Mais choisir pour ce rôle un contreténor signifie en même temps accepter la tradition et la contredire, et, substantiellement, ne pas l’avoir vraiment comprise.
À quoi bon, alors, toutes ces démarches contradictoires ? Ceci est difficile à deviner. D’un côté on prétend vouloir rendre service à un répertoire qui peine réellement à sortir des niches d’amateurs-archéologues, de l’autre on refuse de respecter l’équilibre dramaturgique qui lui est propre, et qui est fait aussi de formes, de longueurs et de conventions, à respecter avant de les ‘améliorer’. Et donc, même s’il est légitime pour un directeur musical d’intervenir sur la partition, toute manipulation devrait être discrète, absolument pas arbitraire, et surtout ne devrait pas être présentée comme une opération (philologique ?) visant à « nous rapprocher d’une partition originelle qui depuis 400 ans offre peu de certitudes ».
Une mise en scène claire et efficace
Le spectacle a bénéficié d’une mise en scène très correcte, jamais surchargée, un peu pseudo-modernisante – mais sans chercher à tout prix des correspondances nettes et précises entre personnages de l’Antiquité et figures contemporaines – réalisée par Alain Françon. (Les costumes de Nerone le rapprochent plus d’un riche dealer, un Tony Montana – Al Pacino dans Scarface de Brian de Palma – que d’un empereur romain, quoique cruel et capricieux comme l’aurait était Nerone.) Mais même si cette lecture actualisante n’est pas déplacée, elle ne rapproche pas plus l’œuvre du public qu’une mise en scène plus traditionnelle, ‘à l’ancienne’. (On se demande si, aujourd’hui, le véritable défi ne serait pas d’essayer de réinterpréter le monde ancien avec les yeux des metteurs en scène du XVIIe siècle.) On regrette seulement que, dans la gestion du jeu des acteurs, Françon n’ait pas exploité davantage les lieux potentiellement comiques de la partition.
La mise en scène est secondée par les décors, simples et sobres, de Jacques Gabel, assez peu variés (les budgets présentent aujourd’hui toujours des fortes contraintes), mais néanmoins efficaces pour permettre au spectateur de suivre sans problème le bon déroulement de la narration dramatique. Bien suggestif nous a paru le décor de la scène finale, celle du couronnement de Poppea : le fond du théâtre affiche des grandes tâches de sang, évocation des délits et des atrocités de Nerone, mais aussi de Poppea, sur lesquels se fonde le triomphe du couple et surtout de celle-ci.
Une compagnie excellente
La compagnie – en bonne partie en résidence à l’Académie de l’Opéra national de Paris, et avec un âge moyen qui semble dépasser de peu les 25 ans – a offert collectivement un spectacle de haut niveau, dont les très rares péchés n’ont été que véniels (quelques petits problèmes de diction et parfois d’intonation dans les parties secondaires). La mezzo-soprano Marine Chagnon a été une excellente Poppea, aussi en tant qu’actrice, dotée d’une voix mûre et profondément lyrique. Fernando Escalona, contreténor, a bien interprété Nerone, avec un jeu parfois surchargé mais en ligne avec une tradition qui donne de l’empereur le portrait d’un homme cruel, intolérant et capricieux. Le soprano Lucie Peyramaure était une Ottavia très convaincante, surtout dans la lamentation de l’acte III, où elle a donné une belle prestation en tant que chanteuse et actrice. Moins solide le contreténor Leopold Gilloots-Laforge (Ottone), affecté par quelques problèmes de diction et occasionnellement d’intonation. Alejandro Baliñas Vieites, basse, a fourni un excellent Seneca, protagoniste absolu dans la scène où le philosophe fait des reproches à Nerone, et dans celle de son propre suicide. Également remarquables les sopranos Martina Russomanno (Fortuna / Drusilla) – enthousiasmante chanteuse ainsi qu’actrice dans le rôle de Drusilla –, Kseniia Proshina (Amore / Valletto), et Lise Nougier (Virtù / Nutrice), cette dernière avec de rares imprécisions d’intonation. Également très bon le niveau du contreténor Léo Fernique (Arnalta), au sujet duquel nous avons déjà évoqué nos réserves quant à l’opportunité de son choix pour le rôle d’Arnalta.
Une lecture brillante
Au de là des réserves déjà exposées, Vincent Dumestre a offert une lecture de la Poppea (ooooops… du Nerone) très brillante et animée, capable de solliciter l’attention du public du début jusqu’à la fin, et dont nous partageons complétement les choix rythmiques, d’instrumentation et de volume sonores. Nous partageons aussi complètement le choix de réduire au minimum l’orchestre des cordes (seulement deux violons), et, en revanche, d’agrandir l’ensemble des instruments jouant la basse continue (viole de gambe, violoncelle, contrebasse, luth, archiluth, harpe, clavecin et orgue, et peut-être d’autres qui nous ont échappé) : on ne peut que saluer chaleureusement cette reconnaissance de l’importance sonore et timbrique accordée à la base fondamentale de la musique vocale du XVIIe siècle ; et cela même si sa réalisation nous a paru parfois un peu auto-complaisante, et si parfois la masse sonore empêchait une parfaite compréhension des parties dialoguées.
Le public a accueilli la représentation avec un grand enthousiasme , et salué les artistes sur la scène par des multiples rappels.
Nerone : Fernando Escalona
Seneca : Alejandro Baliñas Vieites
Ottone : Leopold Gilloots-Laforge
Arnalta : Léo Fernique
Mercurio / Familiare di Seneca 3 / Littore / Console 2 / Tribuno 2 : Yiorgo Ioannou
Lucano / Soldato 1 / Familiare di Seneca 1 : Léo Vermot Desroches :
Soldato 2 / Familiare di Seneca 2 / Liberto / Tribuno 1 : Thomas Ricart
Poppea : Marine Chagnon
Ottavia : Lucie Peyramaure
Fortuna / Drusilla : Martina Russomanno
Amore / Valletto : Kseniia Proshina
Virtù / Nutrice : Lise Nougier
Le Poème Harmonique – direction musicale Vincent Dumestre
Mise en scène : Alain Françon
Scénographie : Jacques Gabel
Chorégraphie : Caroline Marcadé
Costumes : Marie La Rocca
Lumières : Jean-Pascal Pracht
Maquillage, coiffures : Cécile Kretschmar
Il Nerone (L’incoronazione di Poppea)
Opéra de Claudio Monteverdi, livret de Giovanni Francesco Busenello d’après les Annales de Tacite, créé sous le titre Il Nerone, ossia L’incoronazione di Poppea à Venise en 1642 .
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