Les spectateurs milanais font un triomphe au chef Timur Zangiev et à la soprano Asmik Grigorian, à l'occasion d'une Dame de Pique saluée par près de dix minutes d'applaudissements ininterrompus !
Une œuvre d’une étonnante modernité
La dame de pique, formellement, s’apparente à une série de « boîtes chinoises » qui contiendraient des citations et des styles différents : au sein d’une œuvre romantique et passionnée à souhait se nichent le folklore russe et le XVIIIe siècle, l’opéra français et Mozart. Tout cela forme un opéra d’une grande modernité, adoré de Stravinsky ou Janáček.
Le texte de Pouchkine dont est tiré le livret, joue également avec les styles et le livret de son frère Modeste l’a transformé d’un conte moral en une histoire de passions incontrôlées. Plus encore que l’obsession du jeu, c’est le thème de la mort qui domine ici – dans le livret, les mots faisant référence à la mort sont répétés pas moins de 26 fois –, un thème qui a hanté le compositeur dans les dernières années de sa vie, alors qu’il empruntait le » chemin vers la tombe « , comme il l’écrit dans une lettre à Glazunov depuis Florence où il écrivit son avant-dernier opéra : » Quelque chose se passe au fond de moi, quelque chose d’incompréhensible, y compris pour moi-même : une certaine lassitude de vivre, un certain désenchantement […], quelque chose de désespéré « . Cette « fascination pour l’affliction », ce malheur de vivre – et d’aimer – imprègne tout l’opéra, depuis les toutes premières notes sombres et lugubres, jusque dans le thème obsessionnel des trois cartes, répété systématiquement trois fois, jusqu’aux accords finals.
Le triomphe de Timur Zangiev et Asmik Grigorian
Cette production scaligère ne pouvait être séparée des événements tragiques que nous vivons. Valerij Gergiev, qui était politiquement exposé de par son amitié avec le leader russe, a été renvoyé du théâtre après la première parce qu’il ne voulait pas condamner la guerre : il a été remplacé par son assistant, Timur Zangiev, 27 ans, qui avait préparé l’orchestre et les chanteurs pendant toutes les répétitions – Gergiev étant arrivé quelques heures avant la première. Aujourd’hui, Zangiev récolte à juste titre les louanges d’un public qui l’a chaleureusement célébré après avoir apprécié la sensibilité avec laquelle il a servi cette splendide partition, dans toute son extraordinaire richesse. Musicalement, La dame de pique est une succession de tableaux fragmentés, chacun caractérisé par une couleur et un style particuliers, mais unifiés par une tension sous-jacente. Les différents moments du drame sont rendus avec efficacité, grâce à un geste précis et assuré, sans baguette : le pastiche de Mozart trouve ici une élégance dénuée de toute fadeur, et le thème du tableau de la comtesse est rendu avec un suspense hallucinatoire. Tout cela constitue une splendide réussite pour l’enfant prodige qui dirigea l’Orchestre virtuose de Moscou à l’âge de 11 ans et fut l’élève du grand Gennadij Roždestvenskij. Pour son premier engagement en Occident, les débuts à la Scala de Timur Zangiev resteront un événement historique.
L’enthousiasme du public s’est également porté sur la soprano Asmik Grigorian, Lisa. Chaque fois que la chanteuse apparaît, quelque chose de différent se passe sur scène et l’atmosphère du théâtre se fait tout autre, dès le moment où, avec sa grand-mère la comtesse, Lisa exprime son inquiétude face à l’étranger « mystérieux et lugubre », jusqu’au duo avec Pauline, ou encore la scène solo : « Pourquoi ces larmes ? », pleine de doutes existentiels traduits avec fébrilité et des accents dramatiques – qui deviendront tragiques après sa dernière rencontre avec Hermann et la décision qu’elle prendra de se suicider. Le timbre somptueux, le phrasé toujours souple, les aigus lumineux, les élans passionnés, tout concourt à dessiner une Lisa inoubliable par sa finesse vocale et sa présence scénique magnétique.
À Najmiddin Mavlyanov échoit le rôle le plus exigeant de l’opéra, celui d’Hermann, une tâche qu’il accomplit avec un engagement louable, mais bien que son travail sur le personnage soit apprécié, une certaine monotonie de ton et un timbre assez peu excitant empêchent le théâtre de s’enflammer, les spectateurs réservant davantage d’applaudissements au Prince Eleckij d’Alekseij Markov, avec sa noble ligne vocale. La comtesse de Julia Gertseva a également reçu un excellent accueil. Elle a interprété son « Je crains de lui parler la nuit » du Richard Cœur de Lion de Grétry avec des pianissimi très efficaces, et a coloré d’une teinte fantomatique le duo suivant qu’elle chante avec Hermann voulant lui voler le secret des trois cartes. La Pauline d’Elena Maximova était délicieuse et de nombreux autres interprètes se sont révélés excellents, notamment le comte Tomsky de Roman Burdenko.
Une mise en scène inégale
La mise en scène de Matthias Hartmann commence mal : des prismes imposants autopropiulsés aux néons éblouissants constituent l’élément principal de la première scène, située dans le jardin au printemps, tandis que les nounous s’invectivent dans des contre-scènes : tout cela ne présente guère d’intérêt. Les contre-scènes du deuxième tableau entre Lisa et les amis de Pauline, alors que les deux jeunes filles chantent l’idyllique « C’est déjà le soir… », sont également plutôt ennuyeuses. La scène du bal masqué, en revanche, est efficace, même si Michael Küster ne fait que reprendre la scénographie d’Ezio Frigerio de la représentation de 1990, toujours à la Scala, avec les mêmes lustres se reflétant ici dans des miroirs. La chorégraphie de Paul Blackman fait paraître l’Intermezzo de la pastourelle plus long qu’il ne devrait l’être. Au bal, un personnage en bleu fait les honneurs de la maison : c’est le comte de Saint-Germain, un personnage réel, le noble qui a fourni les trois cartes à la comtesse, comme nous l’avons vu dans une inutile pantomime pendant le récit d’Hermann. C’est la première idée d’une mise en scène qui, jusqu’à présent, était plutôt anodine. Une autre idée, qui n’a pas de signification particulière, est celle de la tsarine qui est censée apparaître au bal, mais qui n’existe pas : tout le monde se bande les yeux et fait semblant de faire la révérence, mais c’est en fait la vieille comtesse qui apparaît en arrière-plan. Une autre idée de mise en scène, plus intrigante celle-là, est également liée à la comtesse. Son secret ne réside pas seulement dans les trois cartes, mais aussi dans sa jeunesse : lorsqu’elle arrive seule chez elle, elle enlève ses bandages et laisse apparaître un visage jeune, résultat d’un élixir qu’un nécromancien, alchimiste et rosicrucien lui avait donné en échange d’une nuit d’amour lorsque, à Paris, la comtesse fréquentait les salons et les maisons de jeu. Ici, la figure d’Elina Makropulos se mêle à celle de la « Vénus moscovite » du conte de Pouchkine. La scène de l’acte 3 le long de la rivière est également bien rendue, avec les fumigènes et les éclairages de Mathias Märker, notamment lorsque l’un des prismes tombe avec fracas sur le sol et forme la berge de la rivière d’où se jette la malheureuse Lisa. La scène finale est également très efficace, avec sa table de jeu éclairée par des lustres en néons et les mouvements scéniques pertinents des joueurs. Les voix graves d’une liturgie orthodoxe, entonnant a cappella un « Requiem » (« Seigneur, pardonne-lui, calme son âme agitée et troublée »), ont conclu avec beaucoup d’émotion une prestation saluée par près de dix minutes d’applaudissements.
Comtesse : Julia Gertseva
Lisa : Asmik Grigorian
Pauline : Elena Maximova
Gouvernante : Olga Savova
Masha/Prilepa : Maria Nazarova
Milovzor : Olga SyniakovaHermann : Najmiddin Mavlyanov
Comte Tomskij : Roman Burdenko
Prince Eleckij : Alexey Markov
Chekalinsky : Yevgeny Akimov
Surin : Alexei Botnarciuc
Chaplitsky : Sergey Radchenko
Narumov : Matías Moncada
Maître des cérémonies : Brayan Ávila Martínez
Orchestre et chœur de la Scala, chœur de l’Académie de la Scala, dir. Timur Zangiev
Mise en scène : Matthias Hartmann
Décors : Volker Hintermeier
Costumes : Malte Lübben
Lumières : Mathias Märker
Chorégraphie : Paul Blackman
La Dame de pique
Opéra en trois actes de Tchaïkovsky, livret de Modeste Tchaïkovsky (d’après Pouchkine), créé le 19 décembre 1890 à Saint-Pétersbourg (Théâtre Mariinski).
Scala de Milan, représentation du 13 mars 2022.
1 commentaire
Pour avoir assisté à la même soirée que Renato Verga, je peux confirmer que l’enthousiasme du public scaligère pour Asmik Grigorian et le maestro n’aura eu d’égal que celui de la veille pour les interprètes d’Adriana Lecouvreur.
Sur la mise en scène qui , effectivement, laisse de longs moments sans véritable direction d’acteurs ( et de chœur!), je pense utile de préciser la bonne idée qui est celle exploitée lors du bal masqué à l’issue duquel la tsarine Catherine II est censée faire une apparition. En confiant judicieusement au comte de St Germain une importance dans cette partie de l’ouvrage, Matthias Hartmann évoque l’une des marottes de nombres illuministes ( et souvent charlatans !) de cette fin du XVIII ème siècle ( Cagliostro, Mesmer, etc.) : faire tourner les tables, entrer dans des transes qui permettent d’avoir des visions et de « voir » d’illustres personnages! Lors de l’une de ces séances de spiritisme dont St Germain était adepte, la grande Catherine aurait très bien pu être invoquée….en vain …et ne révéler au final – ô déception du chœur des participants- que la silhouette inquiétante de la vieille comtesse.
L’idée du metteur en scène n’était donc pas totalement « gratuite « ….mais sans doute pas suffisamment exploitée….par exemple en la liant au goût partagé a priori par Tchaïkovski pour le spiritisme….