Après la création française de l’opéra de Braunfels Les Oiseaux (1920) à Strasbourg il y a quelques mois, l’encore plus rare Irrelohe de Franz Schreker (1924) est donné pour la première fois dans notre pays, grâce à la curiosité de l’Opéra de Lyon. On s’en réjouit sans en être étonné : rappelons que c’est déjà dans la capitale des Gaules que Die Gezeichneten du même Schreker avait connu sa première scénique française en 2015, dans une mise en scène de David Bösch, qui revient pour Irrelohe (avec les mêmes responsables des décors et des lumières que pour le Rigoletto également présenté dans le cadre du festival « Secrets de famille »). Pour cette histoire de malédiction familiale, de viols et d’incendies, la production renvoie à l’entre-deux-guerres à travers la référence au cinéma des années 1920 et 1930, avec un usage de la vidéo qui a l’intelligence de ne pas détourner l’attention de ce qui se passe sur le plateau : les images renvoyant à l’esthétique du romantisme hollywoodien en noir et blanc, ainsi qu’à celle des films muets, ne concurrencent pas les chanteurs et n’interviennent que lors des interludes orchestraux conçus par le compositeur pour accompagner les changements de décor. L’action est actualisée, mais en partie seulement : si la plupart des personnages semblent de notre temps, le comte Heinrich dans son mystérieux château semble vivre un siècle auparavant, entouré d’étranges zombies. Et si tout se passe dans un cadre évoquant les paysages calcinés par la Première Guerre mondiale, les trois musiciens pyromanes, avec leurs bretelles pendant sur les fesses, ont une dégaine bien plus proche de notre temps.
Avec Bernhard Kontarsky, l’Opéra de Lyon savait pouvoir compter sur un authentique spécialiste du répertoire lyrique du XXe siècle. Le chef allemand dirige la partition avec un raffinement ennemi de toute exagération, se réservant le droit de déchaîner l’orchestre uniquement lors de quelques moments de paroxysme. La plupart du temps, l’écriture si inventive de Schreker n’impose pas aux chanteurs de forcer pour se faire entendre.
C’est une bonne chose pour Lioba Braun, scéniquement très convaincante dans le rôle de la vieille Lola, mais dont la voix semble désormais un peu amincie. Pour Christobald, Schreker demandait « si possible un ténor héroïque » : Michael Gniffke est plus Mime que Siegfried, mais son incarnation du ménétrier assoiffé de vengeance ne manque pas de relief. Ténor héroïque, Tobias Hächler est apparemment en train de le devenir : il parvient sans effort apparent à surmonter les difficultés du rôle du comte Heinrich, rôle lourd mais relativement bref, qui s’exprime surtout en duo avec l’héroïne. Son demi-frère Peter trouve en Julian Orlishausen un interprète capable de traduire les tourments auxquels le personnage est en proie. Mais la révélation de la soirée reste Ambur Braid, soprano canadienne dont on apprend sans surprise que Salomé et Ariane sont deux de ses rôles de prédilection. La voix est somptueuse, à la fois claire et opulente, idéalement calibrée pour ce style de musique ; on aimerait la réentendre prochainement en France, et pourquoi pas à l’Opéra de Paris, puisque la présence d’Alexander Neef dans la salle fait espérer que Strasbourg et Lyon ne seront peut-être pas éternellement les seules villes de notre pays à s’intéresser à ce répertoire…
Eva Ambur Braid
Le comte Heinrich Tobias Hächler
Peter Julian Orlishausen
La vieille Lola Lioba Braun
Christobald Michael Gniffke
Fünkchen Peter Kirk
Strahlbusch Romanas Kudriašovas
Ratzekahl Barnaby Rea
Le Forestier Piotr Micinski
Le Prêtre Kwang Soun Kim
Le Meunier Paul-Henry Vila
Anselme Antoine Saint-Espes
Un laquais Didier Roussel
Orchestre et chœurs de l’Opéra de Lyon
Chef des chœurs Benedict Keams
Direction musicale Bernhard Kontarsky
Mise en scène David Bösch
Décors et vidéo Falko Herold
Costumes Moana Stemberger
Lumières Michael Bauer
Dramaturgie Janine Ortiz
Irrelohe
Opéra en trois actes de Franz Schreker
Livret du compositeur
Création le 27 mars 1924, Stadttheater de Cologne sous la direction musical d’Otto Klemperer
Opéra de Lyon, représentation du samedi 19 mars 2022, 20h00