Platée au Théâtre du Capitole de Toulouse – Place aux bouffons
Alors que l’Opéra de Lyon proposait au même moment, en ouverture de son Festival « Secrets de famille », une déconcertante version du bouffon verdien Rigoletto, c’est à Toulouse qu’il faisait bon être pour partager un cynique secret avec la grande famille des déesses et des dieux et se rendre complice d’une cruelle et triste fable, Platée.
Pour cette nouvelle production du « ballet-bouffon » de Rameau, le Théâtre du Capitole de Toulouse s’est adjoint les services d’une équipe artistique qui se connaît très bien et de longue date. Après avoir sévi sur King Arthur de Purcell, La Belle Hélène d’Offenbach, La Belle au Bois Dormant de Hérold et Don Quichotte chez la Duchesse de Boismortier, Hervé Niquet et Corinne et Gilles Benizio (Shirley & Dino) proposent maintenant une version décapante et décapée du chef-d’œuvre ramiste. Est-ce toujours bien la Platée du compositeur dijonnais qui nous été donnée à voir et à entendre ? Peut-être pas, mais pour ce qui est de ballet et de bouffonnerie, nous avons été grassement servi, d’une bonne platée oserions-nous même dire.
« Formons un spectacle nouveau », chante-t-on à la fin du prologue… ou pas
Avec le temps, nous aurons compris qu’Hervé Niquet ne rechigne jamais à se mettre en scène. Il faut dire que, le plus souvent, cela s’avère fort amusant. Et, comme il nous le donnera à voir ce soir, nous l’imaginons très bien faire l’accessoiriste pour accélérer la cadence des répétitions sous l’œil goguenard des régisseurs. Le chef d’orchestre n’hésite pas non plus à houspiller le spectateur tout en prenant bien soin d’argumenter l’absence de ce fameux prologue qui a naguère provoqué l’ire d’un certain public. Les célèbres « Et le prologue ?!? », « Et ta sœur ?!? » sont devenus des mèmes de la mythologie baroque musicale qu’on aime à se remémorer avec un plaisir nullement coupable. Pas de sang royal dans la salle, pas de cette allégorie musicale parfois longuette tout à l’honneur d’une monarchie toujours prête à se gargariser de moult compliments et autres flatteries. Problème réglé.
La présence ou l’absence de ce prologue fait partie de ces marottes baroques, pour le moins questionnantes que cette Platée n’hésite pas à mettre en scène. Déclamation des récitatifs, roulement des « r », Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels (heureusement pour nous, plus que survolé), ne manquait qu’une petite leçon de gestuelle baroque pour compléter la mallette de l’apprenti baroqueux. Ajoutons à cela quelques préoccupations sociales on ne peut plus légitimes comme le montant des cachets – des solistes et, on le suppose également, du chef en passant par celui des instrumentistes ou des membres du chœur – et un léger coup de griffe à la représentation syndicale et à la soi-disant mauvaise volonté des techniciens.
Détaillée ainsi, cette Platée pourrait s’avérer être un joyeux fourre-tout. Avouons-le, elle l’est bel et bien mais le spectacle est assurément nouveau… même si la réplique aura été coupée.
Pas de roi, pas de fiesta ?
Malgré l’absence du prologue, nous aurons pourtant été royalement traité. Empruntons ici quelques mots à Érasme qui, dans son Éloge de la folie, souligne l’importance des bouffons auprès des têtes couronnées. « Les plus grands rois les goûtent si fort que plus d’un, sans eux, ne saurait se mettre à table ou faire un pas, ni se passer d’eux pendant une heure. Ils prisent les fous plus que les sages austères, qu’ils ont l’habitude d’entretenir par ostentation… les bouffons, eux, procurent ce que les princes recherchent partout et à tout prix : l’amusement, le sourire, l’éclat de rire, le plaisir. ». De tout cela, nous n’aurons pas manqué. Corinne et Gilles Benizio prouvent, une fois encore, leur immense talent d’amuseurs de foules avec ce petit quelque chose en plus, ce soupçon de gentillesse ingénue, qui touche nos âmes béates d’enfants. Ils n’ignorent bien sûr rien des ficelles du métier mais quel bonheur quand elles sont tirées d’une telle manière. On se laisse embarquer avec joie dans cette suite de moments burlesques, loufoques, improbables et désopilants. Lister l’inventivité comique du duo reviendrait à tenter de remplir soi-même le tonneau des Danaïdes. Le plus important aura été d’en vivre l’ivresse.
Du diptyque ballet/bouffon, il aurait été dommage que la danse cède son rôle central à la farce. Aucun risque ici. En terme d’inventivité dansante, le chorégraphe Kader Belarbi en remontre à notre duo de metteurs en scène. Music-hall, cabaret, comédie musicale ou ballet classique se croisent et s’entrechoquent. Le Ballet du Capitole met ses très belles qualités techniques et un sens certain de l’autodérision au service de chorégraphies subtilement déjantées et c’est un plaisir de chaque instant. Saluons également l’impressionnant décor alla West Side Story signé Hernán Peñuela et habilement mis en lumière par Patrick Méeüs.
« Et l’histoire?!? », « Et ta sœur ?!? », « Elle en pleure… »
Si le spectacle est visuellement une réussite, que reste-t-il dans tout cela de la Platée de Rameau? Assurément la rigueur interprétative de la partition originale – nonobstant quelques ajouts musicaux d’un autre siècle, encore une fois désopilants – par les musiciens et le chœur du Concert Spirituel avec une mention spéciale à ce dernier pour sa souplesse vocale aussi bien que physique. On sait les membres de cet ensemble rompu au(x) style(s) baroque(s) et aux chemins de traverses musicaux de leur chef et ils ont à nouveau été à la hauteur des évènements. Il y a surtout dans cette Platée une réelle construction narrative de la terrible farce qui remplit à merveille son rôle de révélateur et de miroir grotesque. La nymphe est nymphomane ? La vieille fille frustrée prend ses désirs pour des réalités ? Et alors ? Les auteurs de la blague n’en font-ils pas de même ? Selon que vous serez puissant ou misérable…
Même si Hervé Niquet se plait à dire qu’il n’y a aucun discours politique dans cette production, permettons-nous tout de même d’y voir un réel questionnement sociétal, preuve s’il en est que les bouffons ont bien fait leur boulot. Et puis… Et puis, il y a cette fin, triste à pleurer, magnifiquement réalisée, qui justifierait à elle seule la nécessité de voir et d’entendre cette Platée.
« À tant d’appas qui ne se rendrait pas ? »
Prenons au premier degré ces quelques mots chantés par le Chœur à l’acte II et inclinons-nous devant une distribution sinon idéale, du moins impeccable. Mathias Vidal est une magnifique et émouvante Platée. On ne saurait dire s’il est le digne successeur de Pierre de Jélyotte, le créateur du rôle, nous n’étions pas à Versailles en mars 1745. Affirmons seulement qu’il maîtrise la partition avec brio et que son incarnation de la vieille naïade est un petit bijou de nuances, d’humour et de sentiments variés.
Marie Perbost est une Folie électrique et bien chantante tout en extériorité décomplexée. Marc Labonette est un magnifique Cithéron, plus baryton que basse – ce dont il joue admirablement- à la diction idéale. Voilà un chanteur qu’on demande à entendre dans un répertoire français plus tardif où il devrait faire merveille. Le Momus au sex-appeal savamment distillé de Jean-Christophe Lanièce est charmeur et hableur à souhait. Pierre Derhet, Laërte/ténor chez Ambroise Thomas il y a peu est un Mercure/haute-contre très convaincant. Jean-Vincent Blot et Marie-Laure Garnier sont des Jupiter et Junon hilarants à la puissance démonstrative mais parfaitement en adéquation avec ce couple divin dont la subtilité n’est pas la première des qualités. Lila Dufy complète cette belle distribution avec sa Clarine légère à la belle présence. Toutes et tous se plient avec talent à la bouffonnerie ambiante.
Du ballet, du bouffon, de l’émotion, une belle distribution. Que demande le peuple ? Pas des rois, assurément. Pas de prologue non plus. Mais un très beau spectacle, tout simplement et c’est largement suffisant.
N.B. : cette production sera reprise en mai prochain à l’Opéra Royal de Versailles.
Mathias Vidal Platée
Marie Perbost La Folie
Pierre Derhet Mercure
Jean-Christophe Lanièce Momus
Jean-Vincent Blot Jupiter
Marie-Laure Garnier Junon
Marc Labonnette Cithéron
Lila Dufy Clarine
Chœur et Orchestre du Concert Spirituel
Ballet du Capitole
Hervé Niquet Direction musicale
Corinne et Gilles Benizio (Shirley & Dino) Mise en scène, costumes, comédiens
Kader Belarbi Chorégraphie
Hernán Peñuela Décors
Patrick Méeüs Lumières
Coproduction Théâtre du Capitole, Opéra royal/Château de Versailles Spectacles, Le Concert Spirituel
Platée
Opéra-ballet bouffon en trois actes
Livret d’Adrien-Joseph Le Valois d’Orville
Créé le 31 mars 1745 au Grand Manège de Versailles
Théâtre du capitole de toulouse, représentation du samedi 19 mars 2022, 20h00