Reportée par deux fois du fait de la crise sanitaire, la création en France de South Pacific, chef-d’œuvre de l’âge d’or de la comédie musicale américaine, débarque enfin à Toulon et casse la baraque !
À voir les visages rayonnants et émus des spectateurs à la sortie de la première de ce spectacle tellement réjouissant, on ne pouvait que se rendre à l’évidence : la grande comédie musicale américaine doit continuer à être donnée sur les scènes lyriques françaises !
NB : pour mieux connaître cette comédie musicale, voyez le dossier que nous lui avons consacré ici !
L’Opéra de Toulon et la passion de Broadway
Longtemps, l’amateur français de comédie musicale américaine – qu’il serait plus exact d’appeler théâtre musical – n’a eu d’autre choix, lorsque ses moyens le lui permettaient, de se rendre outre- Atlantique ou outre-Manche pour être assuré de ressortir des théâtres de Times Square et du West End les yeux remplis d’étoiles et de moments mémorables. C’était alors bien là la Mecque de l’entertainment, cette notion si difficilement traduisible en français mais qui évoque l’esprit du divertissement.
Après qu’un certain Jean-Louis Grinda en ait donné le coup d’envoi, avec une production de Singin’ in the rain qui triomphera au théâtre de la Porte St-Martin, recevra le Molière du meilleur spectacle musical puis sillonnera, au début des années 2000, les scènes de province – dont celle de Toulon – deux directeurs de théâtre, Jean-Luc Choplin au Châtelet et Claude-Henri Bonnet à Toulon, passionnés par le genre, vont régulièrement programmer de grands chefs-d’œuvre de Broadway. Les années Choplin, au Châtelet d’abord puis au théâtre Marigny, auront ainsi permis pour beaucoup de découvrir sur scène, entre autres, les œuvres du regretté Stephen Sondheim ( A Little Night Music, Sunday in the Park with George, Sweeney Todd, Into the Woods, Passion) et d’avoir une vision plus approfondie des comédies musicales du duo emblématique du Broadway de l’Âge d’Or : Richard Rodgers (1902-1979) et Oscar Hammerstein II (1895-1960). C’est, en effet, pendant l’ère Choplin, que le Châtelet fera raisonner les mélodies immortelles de The Sound of Music (La Mélodie du bonheur), The King and I ou encore Carousel.
Très vite, à l’Opéra de Toulon, Claude-Henri Bonnet emboîte le pas de son confrère parisien et, sans jamais donner dans l’imitation, monte lui aussi, avec la collaboration du metteur en scène Olivier Bénézech, des ouvrages jamais donnés en France : Street Scene (Kurt Weill), Follies (Sondheim), Wonderful Town (Bernstein). Devant le succès rencontré, des reprises sont programmées, les productions de Follies et de Wonderful Town donnant par ailleurs lieu à des gravures DVD, chose la plupart du temps impensable à Broadway et à Londres [1] !
Il manquait cependant au directeur toulonnais, avant son départ, de mettre à l’affiche un grand Rodgers et Hammerstein : c’est désormais chose faite, avec la création française de South Pacific.
Scénographie et direction musicale : deux pivots pour un triomphe.
On ne change pas une équipe qui gagne ! Cette expression bien connue fonctionne parfaitement pour expliquer le succès triomphal d’une production – revival comme on dit dans l’univers de la comédie musicale ! – qui réitère les réussites, sur cette même scène, de Follies et de Wonderful Town.
L’assemblier en est donc de nouveau Olivier Bénézech : bien entouré de son scénographe Luc Londiveau, dont les décors, sans jamais donner dans le kitsch de plus ou moins bon goût, nous plongent néanmoins dans l’ambiance d’un film américain des années quarante – n’y manquent ni les projections, au loin, de l’île mystérieuse ni un chasseur US au sol -, de l’apport de costumes offrant une palette de couleurs à l’impeccable esthétique, signés du regretté Frédéric Olivier – auquel le spectacle rend hommage – et des lumières et créations vidéo de Marc-Antoine Vellutini et Olivier Meyer – les couchers de soleil mythiques de Polynésie sont bien au rendez-vous ! -, le metteur en scène déroule la pellicule d’une œuvre avant tout écrite pour la scène. Tout est ici intelligemment suggéré, dès le premier duo où les deux principaux protagonistes soliloquent chacun de leur côté mais où toute la puissance mélodique de la partition et du texte est parfaitement mise en valeur par le jeu scénique. Dans les quelques moments d’ensemble – pour un ouvrage essentiellement intimiste – où les Seabees improvisent une chorégraphie volontairement grotesque et, surtout, dans le spectacle de Thanksgiving donné pour les marins, tout est réglé au cordeau comme ce doit impérativement être le cas dans ce genre de spectacle si l’on veut que ça marche ! Un moment d’une poignante émotion : la danse de Liat devant Joe Cable, sous les feux d’un projecteur de cinéma que sa mère contribue à actionner… lourd de sens, oui, mais toujours suggéré.
Autre artisan, ô combien, de la réussite du spectacle, le chef d’orchestre Larry Blank. Tout en invitant les lecteurs de cet article à faire un tour sur leur moteur de recherche préféré pour constater la carrière hallucinante de ce musicien ayant évolué dans le monde de l’entertainment depuis ses premières années de direction d’orchestre [2], force est de constater que ce grand monsieur de Broadway est non seulement attentif au maintien de l’homogénéité du plateau et de la fosse mais, du fait de sa carrière parallèle d’arrangeur, parvient à établir une totale complicité avec sa phalange, donnant une nouvelle fois au spectateur l’impression que ce répertoire est totalement familier aux musiciens de l’orchestre de l’Opéra, ce qui sera finalement de plus en plus devenu le cas, sous le mandat de Claude-Henri Bonnet !
Avec Larry Blank, l’auditeur est transporté dans un univers sonore qu’il serait erroné de considérer comme de la musique « facile » : c’est, en effet, à l’écoute des plus grands maîtres qu’a évolué Richard Rodgers, new yorkais d’origine juive, connaisseur de l’opéra, du ballet et de la musique de son temps.
Une distribution de rêve
S’il est bien un genre dans lequel les spectateurs aiment à ressentir que les chanteurs « sont » les personnages, c’est bien celui du théâtre musical. Disons immédiatement que, sur ce plan-là encore, la réussite force le respect… et ce malgré des reports successifs qui ont sans doute quelque peu modifié le casting initial…
On connaissait déjà les accointances de Jasmine Roy avec le monde de Broadway. Celle qui a déjà remporté à Toulon un franc succès en Ruth Sherwood de Wonderful Town puis en Mrs Baker de Into the Woods compose en Bloody Mary un personnage de femme tonkinoise à la gouaille communicative auprès de sa clientèle de marins, jamais très éloigné d’un côté plus obscur, en particulier dans la manière dont elle influence la relation de sa fille avec Cable. Évidemment, dans des titres tels que Bali Ha’i et Happy Talk, on s’inscrit dans la grande tradition de Broadway où sa projection vocale frappe juste !
Très belle vision scénique que celle de la jeune Romane Gence qui, dans l’émouvant personnage de Liat, permet d’admirer une chorégraphie parfaitement réglée.
Très juste également dans son interprétation du touchant lieutenant Joe Cable, le jeune Mike Schwitter. Cet artiste à la ligne de chant ténorisante dispose d’une technique lui permettant de chanter sur le souffle avec d’infinies nuances. Déjà familier des scènes du West End où il a longtemps interprété Marius et Enjolras dans Les Misérables, Mike Schwitter a tout naturellement interprété Tony dans West Side Story, à Los Angeles sous la direction de Gustavo Dudamel, un rôle qu’il reprendra très bientôt à l’Opéra National du Rhin dans une mise en scène de Barrie Kosky. À réentendre absolument.
Autre incarnation parfaitement campée, celle du Seabee Luther Billis par le canadien Thomas Boutilier, également déjà applaudi dans Wonderful Town. Tant le chanteur que le danseur mais aussi le comédien (son travestissement en maohi lors du spectacle de Thanksgiving est un grand moment de comédie !) se placent dans les traces de ce que la comédie musicale a produit de mieux.
Reste le couple Nellie/Emile de Becque. Originaire d’Ecosse, Kelly Mathieson a parallèlement poursuivi une formation de danseuse et d’artiste lyrique (Barbarina, Pamina, Euridice…) puis d’interprète de comédie musicale (Christine dans The Phantom of the Opera à Londres). Artiste complète donc qui, avec ses faux airs de Doris Day et de Mitzi Gaynor (la Nellie Forbush du film de Joshua Logan), remporte la mise haut la main et nous délivre un portrait de l’optimiste mais pleine de préjugées héroïne absolument désarmant. Avec un tel niveau d’interprétation, la musique et les paroles de Rodgers et Hammerstein trouvent chez elle une ambassadrice de haute volée.
C’est également le cas avec l’Emile de Becque de William Michals. Dans l’un des plus grands rôles de l’histoire du théâtre musical, cet artiste à la carrière immense à Broadway connaît sur le bout du doigt son personnage – déjà incarné au Lincoln Center dans une production couronnée de 7 Tony Awards – mais sait y apporter une intensité dramatique qui, plus d’une fois, donne le frisson. Totalement séduisant dans ce rôle d’humaniste expatrié – y compris grâce à son french accent parlé ! – c’est à William Michals qu’il revient d’interpréter, de son authentique voix de baryton-basse (il chante aussi Figaro, le Comte, Escamillo, Marcello !) ce que les anglo-saxons appellent dans ce répertoire les showstoppers de l’ouvrage [3] : Some Enchanted Evening bien sûr mais aussi le nostalgique This Nearly Was Mine. La salle alors retient son souffle et la magie de Broadway fonctionne à plein : That’s entertainment !
[1] Follies BelAir Classiques, 2015 ; Wonderful Town, BelAir Classiques, 2018 (prix Charles Cros).
[2] Larry Blank a dirigé les spectacles les plus courus du théâtre musical et est à lui seul une mémoire vivante de Broadway et de ce que l’on appelle outre-Atlantique l’American Songbook (l’ensemble des chansons de Gershwin, Kern, Berlin, Cole Porter, Rodgers, Sondheim…). La plupart des grands noms de la comédie musicale sont passés par sa baguette : Bernadette Peters, Barbra Streisand, Bette Midler, Beyoncé, Rita Moreno, Whitney Houston, Robert Goulet, Petula Clark, Betty Buckley, Michael Feinstein, Marilyn Horne, Michael Crawford, Christine Andreas…et beaucoup d’autres !
[3] Encore un mot difficilement traduisible qui concerne les solos exceptionnels qui font arrêter le spectacle par les applaudissements du public !
Nellie Forbush Kelly Mathieson
Bloody Mary Jasmine Roy
Lead Nurse Elisabeth Lange
Émile De Becque William Michals
Lt. Cable Mike Schwitter
Seabee Luther Billis Thomas Boutilier
Capt. Georges Brackett Scott Emerson
Cmdr. William Harbison Sinan Bertrand
Henri Nicolas Sitkevitch
Ngana (enfant) Léana Tui / Caterina de Nobili
Jerôme (enfant) Léo Chamant-Lacroix / David Désiré
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Toulon
Chef de Chœur Christophe Bernolin
Chef de Chant Daniel Glet
Danseuses / Danseurs :
Jeanne Jerosme
Romane Gence
Emma Scherer
Camille Mesnard
Alain Tournay
Gregory Gonel
Zoltan Zmarzlik
Thomas Bernier
Eric Traonouez
Max Carpentier
Nicolas Kaplyn
Robin Morgenthaler
Artistes du Chœur :
Antoine Abello
Thierry Cantero
Jean Delobel
Frédéric Jean
Olivier Montmory
Patrick Sabatier
Comédienne / Comédien :
Nina Sikora
Julien Pastorello
Direction musicale Larry Blank
Mise en scène Olivier Bénézech
Ass. mise en scène Jean-françois Martin
Chorégraphie Johan Nus
Décors Luc Londiveau
Costumes Frédéric Olivier
Lumières Marc-Antoine Vellutini
South Pacific
Comédie musicale de Richard Rodgers (1902–1979)
Lyrics d’Oscar Hammerstein II (1895–1960)
Livret d’Oscar Hammerstein II & Joshua Logan (1908–1988)
Adapté du roman Tales of the South Pacific de James A. Michener, lauréat du Prix Pulitzer
Création : Broadway, Majestic Theatre, 7 avril 1949
Création française
Nouvelle production Opéra de Toulon
South Pacific est présenté en accord avec R&H Theatricals Europ
Opéra de Toulon
Représentation du vendredi 25 mars 2022, 20h00
1 commentaire
D’accord, je vois que l’article est exhaustif et décrit parfaitement la production qui fut un réel triomphe à Toulon.
Un lien clair et évident dans l’article sur la comédie musicale South Pacific, qui renvoie au présent article, serait un plus. Merci.